Dossier n°15, octobre 2005
In vino veritas
par Anne Estreicher
"Le vin réjouit le cœur de l'homme" chantait le psalmiste. Aujourd'hui encore nombre d'amateurs lèvent leurs verres avec joie, et pourtant... Notre psalmiste ne prenait pas le volant après ses joyeuses libations et sa courte espérance de vie ne l'incitait pas à se préoccuper des effets à long terme de l'abus d'alcool. En 2004, environ un tiers des accidents mortels sur les routes suisses étaient liés à la conduite en état d'ébriété. De plus, l'alcool affecte le fonctionnement d'organes vitaux, depuis le foie jusqu'au cerveau, soit de manière globale, soit en agissant sur des protéines précises. L'identification de ces protéines-cibles a ouvert un nouveau champ d'investigations: celui des prédispositions génétiques aux méfaits de l'alcool. Il y a 2'500 ans déjà, Hippocrate recommandait à ses patients de boire du vin, "une chose merveilleusement appropriée à l'homme", à condition que ce soit "avec à propos et juste mesure, suivant la constitution individuelle". Aujourd'hui, ce conseil est toujours d'actualité ! [PDF] [english]
7'000 ans d'histoire
C'est au nord-est de l'Iran que les archéologues ont trouvé les premières traces de vin au fond de quelques jarres, datant de plus de 7'000 ans... C'est dire si le vin a accompagné l'histoire de l'humanité ! Il a inspiré les plus grands poètes et les plus grands penseurs. Il est associé aussi loin que l'on puisse remonter à des rites religieux et le christianisme l'a élevé au même rang que le pain, comme nourriture du corps et de l'âme. Cadeau des dieux pour le bien-être de l'homme, le vin est utilisé comme remède depuis la plus haute antiquité.
Les boissons fermentées ont longtemps été les seules potables, la bière étant plutôt l'apanage du peuple et le vin réservé aux élites. C'est ainsi que l'on boit de l'alcool en toute insouciance depuis l'Antiquité jusqu'au XIXe siècle. Louis Pasteur n'affirmait-il pas que "le vin est le breuvage le plus sain et le plus hygiénique qui soit" ?
La notion d'alcoolisme n'apparaît qu'au XIXe siècle, lors de la révolution industrielle. En effet, entre le simple facteur de cohésion sociale et la drogue, la limite est parfois ténue. Si certains boivent du vin, parce qu'il est bon, d'autres boivent de l'alcool pour se détendre et oublier leurs soucis. Mais ce bien-être est de courte durée et il faut boire toujours plus pour le ressentir. Or l'alcool est toxique. Ses effets directs et indirects sont nombreux et complexes. Il perturbe des fonctions vitales et même les molécules produites lors de son élimination peuvent avoir des effets nocifs.
"Qu'importe le flacon...
Fig. 1 "Mieux vaut prendre un peu de vin par nécessité que beaucoup d'eau par avidité". St Benoît (Ve siècle)
L'alcool que nous buvons porte le nom scientifique d'éthanol. C'est une petite molécule qui est soluble dans l'eau, mais pas ou peu dans les graisses. Elle est absorbée au niveau de l'estomac et de l'intestin. La vitesse d'absorption dépend de plusieurs facteurs, notamment du contenu de l'estomac et de la concentration d'alcool. L'absorption la plus rapide est obtenue à jeun pour une boisson de 20 à 30% (1) d'alcool. C'est ainsi qu'une bière, qui n'a que 3 à 8% d'alcool est absorbée plus lentement qu'un sherry qui en a environ 20%.
Il vous semble que le champagne monte vite à la tête ? Ce n'est pas une simple impression: les boissons alcoolisées gazeuses, champagne ou whisky-soda par exemple, sont absorbées plus rapidement. La nourriture, et plus particulièrement les sucres, ralentit l'absorption de l'alcool. C'est donc lors d'un repas que l'on peut au mieux jouir des plaisirs de l'alcool, sans en subir les méfaits.
...Pourvu qu'on ait l'ivresse"
A jeun, la concentration maximale d'alcool dans le sang est obtenue environ une heure après consommation et décroît ensuite progressivement. La vitesse à laquelle notre organisme élimine l'alcool est individuelle et varie en fonction de la quantité d'alcool bu, mais, en moyenne, elle est de 0.15‰ (2) par heure, de sorte qu'une consommation excessive d'alcool lors d'une soirée peut encore affecter nos fonctions physiologiques le lendemain.
Une fois passé les barrières gastriques et intestinales, l'alcool va se distribuer dans tout le volume disponible, c'est-à-dire dans toute l'eau de notre corps. La plupart des tissus, comme le cœur, le cerveau et les muscles, sont exposés à la même concentration que celle du sang. Le foie fait exception dans la mesure où tout l'alcool absorbé y est transporté par la veine porte et donc son exposition à l'alcool est considérablement plus élevée. L'alcool diffuse relativement lentement dans les organes, sauf dans ceux qui sont fortement irrigués, comme le cerveau et les poumons.
"Boire un petit coup c'est agréable...
Fig.2 La plupart des tissus, comme le cœur, le cerveau et les muscles, sont exposés à la même concentration d'alcool que celle du sang.
Le cerveau est la toute première cible de l'alcool, en commençant par les zones plus périphériques. A faibles doses, l'alcool est stimulant. Il agit sur les centres du plaisir et induit la libération de certaines molécules, comme la dopamine et la sérotonine, ce qui procure une sensation de bien-être et de détente. Il lève les inhibitions et nous donne plus d'assurance. Jean Clavel, vigneron et historien français de la région du Languedoc, qualifie le vin de "lubrifiant social", tant il facilite nos relations. Dans un contexte "social", les changements de comportement liés à l'état d'ébriété nous sont familiers. Il est curieux de constater qu'ils peuvent survenir à la manière d'un "réflexe de Pavlov", dès que nous commençons à boire et ce, bien avant que la moindre molécule d'alcool n'ait pu atteindre notre cerveau.
Les centres du plaisir ne sont pas les seuls touchés et, dans ces zones périphériques, l'alcool affecte aussi nos perceptions sensorielles et notre capacité de jugement.
... Mais il ne faut pas rouler dessous la table"
Quand le taux d'alcool augmente, ce sont des régions plus profondes du cerveau qui sont atteintes, notamment le système limbique qui contrôle les émotions et la mémoire. Colère, tristesse, agressivité deviennent difficilement gérables. "Avoir l'alcool triste ou gai": une expression banale qui qualifie bien cette étape ! Progressivement le cervelet est atteint, c'est alors la coordination musculaire et l'équilibre qui sont affectés, les mouvements deviennent saccadés, la démarche chancelante. Aux doses supérieures, une quatrième région commence à dysfonctionner: l'hypothalamus et, avec lui, ce sont les performances sexuelles qui déclinent, un phénomène connu depuis bien longtemps:
McDuff: Et quelles sont ces trois choses que le boire provoque spécialement ?
Le portier: Dame Monseigneur, le nez rouge, le sommeil et l'urine. Quant à la paillardise, monseigneur, il la provoque et la révoque: il provoque le désir mais empêche l'exécution...
(Macbeth, acte II, scène III).
Et l'urine ? En effet, après avoir bu de l'alcool, le volume d'urine augmente considérablement. Ceci est dû à une diminution de la production d'hormone antidiurétique par le cerveau.
En temps normal, lorsque le rein fabrique l'urine, il commence par filtrer le sang et par absorber un volume d'eau important contenant à la fois les déchets dont le corps doit se débarrasser et d'autres substances, comme des sucres et des sels minéraux, qui pourraient encore lui être utiles. La suite du processus consiste à réabsorber tout ce qui est réutilisable pour n'éliminer que les déchets. C'est le cerveau qui informe le rein qu'il faut réabsorber de l'eau et il le fait grâce à la production de l'hormone antidiurétique, une petite protéine, appelée aussi vasopressine. Sans cette hormone, le rein ne réabsorbe pas autant d'eau qu'il devrait et, par conséquent, produit beaucoup plus d'urine. Le résultat final est la déshydratation du buveur.
Fig.3 Effets de l'alcool sur le cerveau
A partir d'une alcoolémie de 4‰, c'est le bulbe rachidien, à la base du cerveau, qui est touché. Cette région contrôle des fonctions vitales, telles que la respiration, la fréquence cardiaque, la pression sanguine, la température du corps, la conscience. Une perturbation à ce niveau peut entraîner un coma éthylique, voire la mort.
Cela fait déjà beaucoup pour une seule drogue et pourtant le cerveau n'est pas le seul organe touché par l'alcool. L'estomac et les intestins sont irrités, d'où des vomissements ; d'autre part, il y a un afflux de sang vers ces organes ce qui stimule leurs sécrétions, notamment les sécrétions gastriques acides. Le sang afflue aussi vers la peau, ce qui provoque une sensation de chaleur, des rougeurs et fait transpirer, alors que, paradoxalement, la température corporelle baisse. A l'inverse, l'irrigation des muscles diminue, ce qui est à l'origine de douleurs musculaires.
Hou la la, ça tourne !
Certains symptômes de l'ébriété sont dus au simple changement de propriété des liquides dans lesquels l'alcool est dissout. C'est le cas des vertiges. Dans l'oreille interne, siège de l'équilibre, se trouve une structure particulière appelée cupule. Elle ressemble à un ballonnet gélatineux reposant sur une base fixe et baignant dans un liquide visqueux, l'endolymphe. Chaque mouvement de la tête provoque un déplacement de l'endolymphe et, en réponse, un fléchissement de la cupule. Ce sont ces déplacements coordonnés qui vont permettre à notre corps de percevoir son propre mouvement et de rétablir son équilibre. Or la diffusion de l'alcool dans l'oreille interne modifie la densité relative de la cupule par rapport à l'endolymphe, il en résulte des vertiges à chaque changement de position de la tête.
Relais chimiques pour signaux électriques
De nombreux effets de l'alcool sont le fruit d'une action ciblée sur certaines protéines, à la surface de cellules spécifiques et dans un contexte biologique défini. Ainsi, bien que la base moléculaire des effets neurologiques de l'alcool ne soit pas entièrement élucidée, il semble clair aujourd'hui qu'il agit précisément à plusieurs niveaux dans la transmission de l'influx nerveux, essentiellement dans le but de le ralentir.
Fig.4 Transmission de l'influx nerveux. Le neurone en bleu conduit l'influx sous forme de signal électrique. Au bout du neurone, les neurotransmetteurs sont libérés (ronds bleus) et se lient sur leurs récepteurs à la tête du neurone en vert, ce qui induit la propagation de l'influx
Le signal nerveux a deux composantes: l'une électrique, l'autre chimique. L'influx nerveux, qui parcourt une cellule nerveuse, ou neurone, le fait sous forme d'une impulsion électrique. Arrivé au bout du neurone, le signal change de nature. De petites molécules, appelées neurotransmetteurs, sont libérées et prennent le relais. Ces neurotransmetteurs se lient à des protéines, appelées récepteurs, localisées sur la « tête » du neurone suivant. Si le signal est stimulant, la liaison du neurotransmetteur sur son récepteur va induire une nouvelle vague électrique. Si au contraire le signal est inhibiteur, cette même liaison va empêcher la propagation de l'influx nerveux. C'est la nature du neurotransmetteur qui détermine si le signal est stimulant ou inhibiteur. Les neurones n'utilisent pas tous les mêmes relais chimiques, et ils peuvent être classés en famille en fonction du neurotransmetteur qu'ils utilisent.
Deux familles ont été particulièrement étudiées dans le cadre des effets neurologiques de l'alcool. La première est celle du neurotransmetteur glutamate, la seconde celle du neurotransmetteur GABA.
Le signal transmis par le glutamate à son récepteur stimule le neurone et donc le signal nerveux continue de se propager. En présence d'alcool, les récepteurs au glutamate sont puissamment inhibés et la transmission de l'influx est bloquée !
A l'inverse du glutamate, le signal transmis par le neurotransmetteur GABA est inhibiteur. Quand l'alcool interagit avec le récepteur GABA, le signal négatif engendré par GABA est amplifié, et la propagation de l'influx nerveux est interrompue. Il faut souligner que l'alcool n'est pas la seule drogue qui interagit avec ce récepteur, les barbituriques et certains anesthésiques locaux font de même, avec le même résultat: un effet sédatif. On comprend mieux les recommandations des médecins de ne pas associer somnifères et alcool: les effets seraient décuplés !
En résumé, les informations que nous fournit notre cerveau sont le résultat d'un équilibre délicat entre des signaux stimulateurs et des signaux inhibiteurs. Pour schématiser l'action de l'alcool, on peut dire qu'il a tendance à bloquer les signaux stimulateurs et augmenter les signaux inhibiteurs, d'où un ralentissement de la fonction cérébrale.
Tout se complique
Si certains neurones qui utilisent le neurotransmetteur GABA sont sensibles à l'alcool, d'autres situés à seulement quelques microns (millième de millimètre) y sont insensibles. Le phénomène semble donc extrêmement spécifique. Une des hypothèses avancées est que l'action de l'alcool dépendrait de la composition du récepteur GABA. En effet, le récepteur GABA est constitué par un assemblage de 5 protéines différentes, ou sous-unités, choisies parmi 19 sous-unités possibles. Le choix des sous-unités pourraient déterminer la sensibilité du récepteur à l'alcool. A cet égard, des expériences effectuées sur des rats ont donné des résultats étonnants, qui suggèrent des prédispositions génétiques individuelles dans les réponses neurologiques à l'alcool. Ces prédispositions seraient liées à la présence de polymorphismes dans le récepteur GABA.
Tous semblables, mais chacun unique
Mais qu'est-ce qu'un polymorphisme ? Les protéines, comme par exemple les sous-unités du récepteur GABA, sont toutes formées par une chaîne de molécules, les acides aminés, qui sont choisis dans un répertoire de 20 acides aminés. La séquence d'une protéine est l'ordre dans lequel ces acides aminés sont placés le long de la chaîne. Cette séquence va déterminer la structure et la fonction de la protéine, comme une suite de notes sur une partition détermine une mélodie.
Or nous ne sommes pas tous identiques. Même si nous avons à peu près tous les mêmes protéines, qui assurent les mêmes fonctions, les détails peuvent varier d'un individu à l'autre. Une protéine peut jouer le même rôle et pourtant avoir un acide aminé différent à une position donnée, un peu comme si, dans la même symphonie, il y avait de temps à autre une note différente, sans pour autant que ce soit une fausse note, mais une simple fantaisie du compositeur. En biologie, cette note différente s'appelle un polymorphisme. Souvent sans conséquence, les polymorphismes peuvent néanmoins apporter à un individu une résistance particulière à un stress ou à une maladie, ou au contraire une susceptibilité.
Programmés génétiquement ?
Il existe une souche de rat connue pour son intolérance à l'alcool. Celle-ci se manifeste par un problème aigu de coordination motrice lors de la prise d'alcool. Des chercheurs ont trouvé que ces rongeurs présentent un polymorphisme dans une des sous-unités du récepteur GABA, GABRA6. Ce polymorphisme pourrait bien être à l'origine de l'hypersensibilité de ces animaux à l'alcool. La sous-unité GABRA6 se trouve à la surface de neurones qui sont situés dans une partie spécifique du cerveau, le cervelet, et c'est justement le cervelet qui contrôle la coordination motrice.
Cette observation confirme l'importance des récepteurs GABA dans la médiation de certaines manifestations de l'alcool. L'action de l'alcool sur les récepteurs GABA est toujours la même: une augmentation du signal bloquant. Toutefois, selon les neurones sur lesquels il agit, la manifestation sera la somnolence ou l'absence de coordination des mouvements.
Ce polymorphisme n'a pas été décrit chez l'homme, mais, dans bien des cas, le rat est un très bon modèle animal. On ne peut donc pas exclure qu'une situation analogue existe aussi chez l'homme. Lors d'abus d'alcool, tous les individus ont de la peine à coordonner leurs mouvements, mais des prédispositions génétiques pourraient considérablement amplifier le phénomène chez certains individus.
Surmonter l'handicap
Avoir une activité cérébrale ralentie occasionnellement, l'organisme peut le tolérer, mais, en cas d'abus d'alcool répété, il doit s'adapter pour permettre à l'influx nerveux de se propager malgré tout. Pour ce faire, il va agir sur les protéines-cibles de l'alcool et en modifier la quantité à la surface des neurones: celles qui sont stimulées par l'alcool - les récepteurs bloquants - vont diminuer, tandis que celles qui sont bloquées - les récepteurs stimulants - vont augmenter. Ainsi, peu à peu l'"équipement protéique" de l'alcoolique change par rapport à celui du buveur occasionnel. Le résultat est qu'un alcoolique ne manifeste que peu ou prou les effets neurologiques observés chez un buveur occasionnel et acquiert une tolérance à l'alcool.
Une fois l'organisme adapté à la présence d'alcool, c'est son absence qui pose problème. En effet, l'alcoolique doit faire face à une stimulation nerveuse considérablement amplifiée et il doit boire pour que son système nerveux revienne à des taux de stimulation normale. C'est le cercle vicieux: plus il boit, plus son organisme s'adapte à l'excès d'alcool et plus il a besoin de boire. C'est la dépendance.
On comprend mieux dès lors que l'absence brutale d'alcool résulte en une hyperstimulation du système nerveux. Chez l'alcoolique, le manque se manifeste par des crises d'angoisse, des insomnies, des crises d'épilepsie et des hallucinations, jusqu'au fameux delirium tremens. Non soignées, certaines de ces manifestations peuvent être fatales.
L'alcoolisme est-il héréditaire ?
Les enfants d'alcooliques auraient quatre fois plus de (mal)chance de devenir alcooliques, qu'ils soient élevés, ou non, dans leur famille biologique. Des chercheurs ont trouvé une association entre une prédisposition à l'alcoolisme et la protéine GABRG3, un récepteur GABA. L'idée sous-jacente à ces travaux est que certaines personnes auraient par nature un système nerveux hyperstimulé. Cette hyperstimulation pourrait avoir une base génétique et pourrait donc être héréditaire. Comme l'alcool normalise les états d'excitation, ces individus auraient tendance à boire pour tempérer leurs circuits cérébraux. C'est le début de l'engrenage: de petits verres en grandes cuites, ils risquent de développer une dépendance à l'alcool. Cependant il n'existe pas de malédiction génétique qui condamnerait à l'alcoolisme. On peut être prédisposé et ne jamais devenir alcoolique.
Et les éléphants roses ?
Dans le cerveau, outre ses effets neurologiques et psychotropes, l'alcool affecte également le métabolisme du sucre. Certaines aires cérébrales sont particulièrement touchées et parmi elles, le lobe occipital. En présence d'alcool, cette partie du cerveau consomme presque 30% de moins de sucre que nécessaire. Or c'est là que se trouve le siège de l'interprétation de la vision. Les cellules nerveuses sous-alimentées fonctionnent moins bien et n'arrivent plus à traiter les images de manière appropriée, ce qui provoque des troubles de la vision.
Alcool, hypoglycémie et diabète
L'effet de l'alcool sur la consommation du sucre et sur sa concentration sanguine n'est pas restreint au cerveau. L'abus d'alcool peut conduire à l'hypoglycémie.
Notre organisme a mis au point un système complexe pour contrôler la quantité de sucre dans notre sang (glycémie). Lorsque nous mangeons du sucre, le pancréas libère une hormone, une protéine appelée insuline, qui va signaler à différents organes qu'il faut stocker du sucre et ainsi ramener son taux circulant à une concentration acceptable. Lorsqu'il n'y a pas assez de sucre dans le sang, une autre hormone provoque la libération des stocks. Trop de sucre dans le sang et c'est le diabète avec ses conséquences catastrophiques à long terme ; trop peu et c'est l'hypoglycémie qui peut être fatale.
Le foie collabore avec le pancréas pour maintenir les taux de sucre dans le sang. Lorsque nous sommes à jeun, il fabrique du sucre pour le libérer dans la circulation sanguine. Or en présence d'alcool, toutes les ressources hépatiques sont mobilisées pour la détoxication, le foie ne parvient plus à synthétiser le sucre nécessaire et le taux de sucre dans le sang chute. Associer jeûne et alcool: voilà le cocktail idéal pour provoquer l'hypoglycémie !
Ce risque est particulièrement élevé chez les alcooliques. En effet, ceux-ci peuvent remplacer jusqu'à 60% de leur apport calorique quotidien par l'alcool. Dans ces circonstances, non seulement leur foie est mobilisé pour la détoxication, mais encore leurs réserves de sucre sont pratiquement inexistantes.
Il est clair qu'un régime alimentaire basé sur l'alcool pose encore bien d'autres problèmes, comme des carences graves en vitamines et sels minéraux, dont les conséquences sont la mort des cellules nerveuses, des défauts de coagulation sanguine, etc.
Signalons encore qu'il semble que l'alcool intervienne aussi au niveau du contrôle hormonal de la glycémie. En effet, certaines études ont montré qu'il diminuerait la sécrétion d'insuline et pourrait modifier notre sensibilité à cette dernière. Les résultats de ces recherches sont quelquefois contradictoires et les conséquences de ces changements sont difficiles à évaluer. Ce qui est sûr, c'est que les diabétiques doivent prendre beaucoup de précautions s'ils veulent consommer de l'alcool.
Il faut E-L-I-M-I-N-E-R !
Comme nous venons de le voir, l'alcool présente un danger pour le fonctionnement de nombreux organes et son élimination est une priorité. Or, il n'existe pas dans l'organisme de lieu de stockage, permettant de mettre l'alcool de côté et de le traiter ultérieurement. Il faut donc agir sur-le-champ. C'est principalement le foie qui joue le rôle de station d'épuration, en détruisant plus de 90% de l'alcool absorbé. 2 à 5% de l'alcool restant est excrété tel quel dans l'urine, la transpiration et la respiration, où il peut être mesuré lorsqu'on souffle dans le fameux "ballon".
Fig.5 Détoxication de l'alcool par la voie de l'alcool déshydrogénase (ADH) et aldéhyde déshydrogénase (ALDH)
Pour détoxiquer l'alcool, le foie dispose de 2 voies majeures: celle de l'alcool déshydrogénase et celle du système MEOS (ou "Microsomal Ethanol Oxidizing System"). Chacune de ces voies met en jeu des protéines différentes.
La voie de l'alcool déshydrogénase consiste en 2 réactions chimiques consécutives: la première consiste en la transformation de l'alcool en acétaldéhyde. L'acétaldéhyde est toxique: c'est la molécule qui est responsable des symptômes désagréables de la gueule de bois. Dans des conditions normales cependant, l'acétaldéhyde est rapidement transformé en acétate, qui est tout à fait inoffensif. L'acétate est utilisé par notre métabolisme habituel et transformé en gaz carbonique et eau.
Comme bien des réactions chimiques dans notre corps, ces transformations ne se font pas spontanément. Elles requièrent l'action de protéines spécialisées, appelées enzymes, qui servent de catalyseurs. De légères variations individuelles au niveau de ces enzymes jouent un rôle déterminant dans notre sensibilité à l'alcool.
Alcool déshydrogénases
Les enzymes qui transforment l'alcool en acétaldéhyde sont les alcool déshydrogénases, ou ADH. Il en existe de nombreuses formes. Les ADH se trouvent en grande majorité dans le foie, mais on les trouve aussi dans l'estomac, l'intestin et la peau. La quantité d'ADH varie en fonction des habitudes de consommation - elle est plus élevée chez les buveurs que chez les abstinents - et en fonction du groupe ethnique - généralement moins abondante chez les Asiatiques et les Amérindiens que chez les Caucasiens.
Chi va piano, va sano
Certaines ADH, notamment l'ADH1B, présentent des polymorphismes qui augmentent ou diminuent leur activité, ce qui peut affecter l'efficacité de la détoxication de l'alcool. On pourrait penser que l'augmentation de la vitesse de transformation de l'alcool en acétaldéhyde ne présente que des avantages et que les individus qui portent ce type de polymorphisme résistent beaucoup mieux aux soirées bien arrosées... Erreur ! Dans ce cas, la quantité d'acétaldéhyde augmente et la protéine qui doit transformer l'acétaldéhyde en acétate n'arrive plus à suivre. Il s'ensuit une intoxication avec comme symptômes des bouffées de chaleur, des céphalées, vertiges, vomissements, tachycardie, etc.
Bien que le lien entre le développement de l'alcoolisme et ces polymorphismes n'ait pas été clairement établi, il semblerait que ceux-ci jouent un rôle de prévention. En effet, les intoxications à l'acétaldéhyde sont si désagréables qu'elles dissuadent les sujets de boire.
On a toujours besoin d'un plus petit que soi
Pour son activité, l'ADH a besoin d'une molécule auxiliaire de petite taille: un cofacteur. Or ce cofacteur est nécessaire à de nombreuses autres réactions chimiques dans l'organisme, comme, par exemple, le métabolisme des graisses, mais il se trouve en quantité limitée. En conséquence, lorsque le cofacteur est mobilisé pour la détoxication de l'alcool, il n'y en a plus assez pour les autres réactions, qui de ce fait ralentissent. C'est la raison pour laquelle dans les premiers temps d'une alcoolisation excessive, on observe une prise de poids et, à plus long terme, des dépôts graisseux dans le foie (stéatose) et dans les vaisseaux sanguins, ce qui peut conduire à des accidents cardiovasculaires.
Le sourire de Janus
Avant de poursuivre notre périple moléculaire dans le foie, arrêtons-nous encore quelques instants sur la complexité étonnante des ADH. Ces enzymes appartiennent à une grande famille de protéines que l'on retrouve de l'homme à la pomme de terre, en passant par les levures et les bactéries. Comme, nous venons de le voir, chez l'être humain, comme chez d'autres animaux, elles transforment l'éthanol en acétaldéhyde. Cependant dans d'autres organismes, elles sont capables d'exécuter la réaction inverse.
Cette propriété est à la base de la plus ancienne biotechnologie du monde: la fermentation alcoolique. Si l'on donne à des levures du jus de raisin comme source énergétique, elles vont dégrader les sucres qui s'y trouvent jusqu'à l'obtention d'acétaldéhyde et de gaz carbonique. L'acétaldéhyde est alors transformé par l'ADH de levure en alcool et le résultat donne du vin.
Ainsi l'enzyme aux deux visages va, selon le contexte biologique, produire de l'alcool ou au contraire le détruire !
Acétaldéhyde déshydrogénases
Dans les cellules du foie, l'alcool transformé en acétaldéhyde est pris en charge par une autre famille d'enzymes, les acétaldéhyde déshydrogénases (ALDH) qui vont le neutraliser en acétate. Comme pour les ADH, il existe plusieurs formes d'ALDH. On pourrait penser qu'elles sont interchangeables, mais ce n'est pas le cas. Une de ces formes, l'ALDH2, est absente chez de nombreux asiatiques et son manque est à l'origine de l'intolérance bien connue de ces populations à l'alcool ! En effet, dans ce cas, l'acétaldéhyde n'est pas transformé en acétate de manière adéquate et s'accumule, causant une intoxication. Ces désagréments ont l'avantage de dissuader les sujets de boire et de prévenir ainsi l'alcoolisme. Si toutefois le sujet persiste à boire, les dommages causés, notamment sur le foie, sont beaucoup plus importants que chez les personnes "équipées" en ALDH.
Les effets toxiques de l'acétaldéhyde sont utilisés dans le maintien du sevrage des alcooliques. Il existe des molécules, comme le disulfirame (Antabuse), qui inhibent l'ALDH et donc induisent une accumulation d'acétaldéhyde. Vomissements garantis dès la première gorgée d'alcool !
Le mieux est l'ennemi du bien
La voie de l'ADH est prédominante jusqu'à une alcoolémie de 0.3‰. A partir de ce seuil, le foie met en route un mécanisme alternatif de détoxication: le système MEOS ou cytochrome P450. Ce système est constitué par une protéine appelée CYP2E1. Le système MEOS est impliqué dans la détoxication d'autres substances, en particulier de certains médicaments, comme le paracétamol. Il est donc fortement contre-indiqué d'associer médicament et alcool pour éviter sa saturation. Chez le buveur occasionnel, les systèmes ADH et MEOS sont équilibrés. Chez l'alcoolique, le système MEOS devient prépondérant.
Paradoxalement, alors que le but est précisément de neutraliser un produit dangereux - l'alcool - la détoxication par CYP2E1 produit elle-même des substances encore plus toxiques. Ceci pourrait contribuer largement aux dommages hépatiques liés à l'abus chronique d'alcool.
Une station d'épuration saturée
Notre organisme est équipé pour faire face aux agressions de son environnement, mais seulement jusqu'à un certain point. Une consommation raisonnable d'alcool est gérée efficacement par les deux voies de détoxication que nous venons de voir, la voie de l'ADH et le système MEOS. En revanche, une consommation chronique excessive va progressivement saturer, puis anéantir la merveilleuse station d'épuration qu'est notre foie.
En effet, mobilisant toutes ses ressources sur la désintoxication de l'alcool, le foie subit des lésions, notamment à cause de l'accumulation d'acétaldéhyde. Progressivement, il n'arrive plus à assurer ses autres fonctions de base: transformation des aliments en réserve énergétique, production des facteurs de coagulation et d'autres protéines, destruction des toxines et de certains déchets produits par notre métabolisme, etc. C'est l'insuffisance hépatique.
Les cellules du foie commencent à souffrir. L'expression de cette souffrance est la surproduction d'une protéine, le collagène, qui se dépose entre les cellules sous forme de fibres. En quantité limitée, leur présence est normale et nécessaire, car elles assurent le soutien des cellules et structurent nos organes, tout en préservant une certaine flexibilité. Cependant, la surproduction de collagène étouffe les cellules et durcit le foie, le rendant rigide et difficilement perméable à la circulation sanguine: c'est la cirrhose. De surcroît, l'écrasement des vaisseaux sanguins dans le foie conduit à l'hypertension et force le sang à passer par des voies transversales qui ne sont pas appropriées. Les complications sont variées: varices, oedèmes...
Les femmes sont-elles plus vulnérables à l'alcool ?
Que de railleries n'a-t-on pas entendu sur le fait que les femmes tiendraient moins bien l'alcool que les hommes ! Y a-t-il une réalité biologique derrière ces affirmations ? Eh oui, la femme absorbe et métabolise l'alcool différemment de l'homme.
Fig.6 Tableau des «pour-mille» (office fédéral de la santé publique)
A corpulence égale, le volume sanguin est plus faible chez la femme que chez l'homme. De plus, les femmes ont davantage de graisse sous-cutanée. Pas la peine de se mettre au régime, ces réserves-là sont physiologiques et l'on n'y peut rien ! En conséquence, le volume dans lequel l'alcool va pouvoir diffuser est plus petit et l'absorption de la même quantité d'alcool génère des taux circulant plus élevés.
On trouve de l'ADH dans l'estomac où son rôle est de dégrader l'éthanol avant même qu'il ne soit absorbé. Or l'activité de l'ADH gastrique est plus faible chez la femme, donc la quantité d'alcool neutralisé avant absorption est moindre. En d'autres termes, pour une quantité identique d'alcool bu, les femmes en absorbent plus que les hommes. Résultat: après deux verres de vin, l'alcoolémie d'un homme de 60 kg sera d'environ 0.5‰, chez une femme de même corpulence, ce taux sera de 0.6‰.
Enfin, les variations hormonales au cours du cycle menstruel affectent la vitesse de métabolisme de l'alcool et l'on observe des variations dans le taux d'alcool circulant à différentes périodes du cycle, les points les plus élevés étant au moment de l'ovulation et juste avant les règles.
Compagnons de la Dive Bouteille
Il y a les grands noms qui font rêver: Château Margaux, Pétrus, Romanée Conti, ... et ceux moins connus que l'on ramène de vacances, de "ce petit producteur" découvert au hasard d'une balade. Un bon vin, c'est toujours du soleil mis en bouteille, à partager avec ceux que l'on aime. Plaisir des yeux, de l'odorat et du goût, et aussi plaisir d'en parler et de s'en souvenir! Il y a tout ça dans un verre de vin, mais aussi, en germe, les malheurs provoqués par l'abus d'alcool, comme les deux faces d'une même pièce. "Le vin est semblable à l'homme: on ne saura jamais jusqu'à quel point on peut l'estimer et le mépriser, l'aimer et le haïr, ni de combien d'actions sublimes ou de forfaits monstrueux il est capable" (Charles Baudelaire).
Alors à votre santé, ami lecteur, mais... avec modération !