Dossier n°14, mai 2005
Un Prix Nobel pour le flair de deux savants
par Marie-Anne Phelouzat
©Hal Mayforth 2004 - www.mayforth.com
Ce n'était probablement pas pour rien que le géant Tyrannosaure était l'un des dinosaures les plus redoutés. La taille démesurée de son système olfactif le dotait d'une arme redoutable. De nos jours, l'humain n'a ni prédateur, ni proie à détecter à des kilomètres à la ronde. Avoir du flair ne semble plus être de première nécessité. Et pourtant, lorsque deux chercheurs américains, Linda Buck et Richard Axel, ont entrepris l'étude des récepteurs olfactifs, ils ont eu du nez ! La découverte de la plus grande famille de gènes connue à ce jour a été récompensée par le Prix Nobel 2004 de Physiologie et de Médecine. [PDF] [english]
L'odeur de l'inconnu
Si l'odorat est, avec le goût, le plus ancien de nos sens dans l'histoire de l'évolution, il est pourtant longtemps resté un continent ignoré. Etait-ce dû au peu de considération accordée à un sens réputé en marge du processus de l'hominisation ? L'évolution des primates a privilégié la vision au détriment de l'olfaction et, mis à part la sphère alimentaire où l'odorat joue un rôle essentiel en nous évitant des intoxications, l'homme ne tire de l'usage de son odorat que peu de bénéfices. Le nez humain serait-il un luxe ? Cette conclusion est largement démentie par ceux qui, pendant un rhume des foins ou après un traumatisme, voient leur odorat soudain disparaître (anosmie) ou, pire, leur adresser des messages nauséabonds (cacosmie).
Nous savons aujourd'hui que l'homme peut distinguer jusqu'à 400'000 odeurs différentes. 400'000 odeurs... Cela semble phénoménal et pourtant, ce nombre est insignifiant en regard des performances d'animaux tels que le chien, par exemple, dont le nombre de cellules sensorielles - c'est à dire les cellules qui permettent de sentir une odeur - est 40 fois supérieur à celui que l'on trouve chez les hommes. A savoir 200 millions de cellules sensorielles chez le chien contre 5 millions pour l'homme...
Mais au fond, qu'est-ce qu'une odeur ? Une odeur est la somme de plusieurs molécules qu'on pourrait qualifier de molécules odorantes. Imaginez, par exemple, l'odeur d'une fleur. Pour simplifier, c'est à la fois une odeur douce et parfumée. Son odeur est donc composée à la fois d'une molécule odorante douce et d'une molécule odorante parfumée.
Et le système olfactif, comment réussit-il à discriminer - chez l'homme comme chez le chien - des odeurs si nombreuses, si différentes et parfois si proches ? Le système olfactif est un réseau particulièrement dense de plusieurs millions de cellules nerveuses olfactives - appelées aussi neurones olfactifs - situées dans un tissu particulier, l'épithélium olfactif, qui tapisse l'intérieur du nez.
La recherche au point mort
A la fin des années 1980s, la recherche sur les mécanismes de la perception des odeurs était au point mort. En effet, les techniques employées jusqu'alors se révélaient insuffisantes. Ces techniques dites d'électrophysiologie consistaient notamment à placer des électrodes dans les narines et à mesurer les réponses du système olfactif aux odeurs. Seul inconvénient : cette approche ne permettait pas d'étudier les mécanismes mis en jeu au niveau moléculaire.
C'est dans les années 1980s que l'on imagina que la détection d'une odeur pourrait résulter de la liaison d'une molécule odorante à une protéine spécifique - appelée récepteur olfactif - présente à la surface d'une cellule nerveuse. Puisqu'une odeur est la somme de molécules odorantes, elle stimulerait autant de récepteurs olfactifs qui transmettraient le message à notre cerveau pour qu'il y soit déchiffré. Pour que l'odeur, en somme, soit sentie.
On envisagea alors deux modèles. Dans le premier, on postula l'existence d'un nombre restreint de récepteurs olfactifs, qui interagiraient avec de nombreuses molécules odorantes différentes. Dans le second modèle, on proposa que de nombreux récepteurs seraient présents, et chacun d'entre eux serait spécifique à une seule molécule odorante, ou à un très petit nombre.
Fig. 1 Linda Buck et Richard Axel, Prix Nobel de Physiologie et Médecine 2004
C'est alors que Linda Buck et Richard Axel, les deux lauréats du Prix Nobel, ont eu une idée audacieuse. Au lieu de chercher à identifier les récepteurs sur l'épithélium des fosses nasales, ils ont essayé de trouver leurs gènes dans le génome. En effet, toute protéine est le produit d'un gène qui se trouve dans notre génome, le génome étant tout simplement la somme de tous nos gènes. Le gène peut s'apparenter à une recette à partir de laquelle les cellules de notre corps fabriquent les protéines : les ouvriers de notre système en quelque sorte.
Mais pourquoi chercher le gène alors que nous pourrions nous attaquer directement à son produit, la protéine ? D'autant plus que nous savons que le génome humain contient 20 à 25'000 gènes... autant chercher une aiguille dans une botte de foin. En fait, il n'est pas du tout aisé de trouver une protéine spécifique dans un organisme et puis ensuite de l'avoir en quantité suffisante pour l'étudier. Ces dernières années, une technique révolutionnaire dans le domaine de la biologie moléculaire a fait son apparition : la technique de la PCR (de « Polymerase Chain Reaction » en anglais). Une technique qui permet non seulement de localiser un gène spécifique dans un génome mais aussi de le 'photocopier' plusieurs millions de fois donnant alors la possibilité aux chercheurs d'avoir une quantité suffisante de gènes, et surtout de leur produit - les protéines - pour mener leur recherche.
La fée biologie moléculaire
Linda Buck et Richard Axel ont pu mettre à profit cette révolution biomoléculaire. Mais comment trouver le gène ? Comment trouver un objet quand on ne connaît pas sa forme? Peut-être par une voie indirecte, grâce à son association à un partenaire connu? Comme le meurtrier qu'on reconnaît grâce à l'empreinte de sa semelle... C'est précisément grâce à ce genre de réflexion que Buck et Axel ont réussi leur défi. Au vu de résultats déjà publiés, il était connu que les neurones olfactifs exprimaient aussi une protéine, différente des récepteurs olfactifs, connue sous le nom de protéine G. Or il existe une famille de récepteurs intimement associés aux protéines G et qui s'appelle la famille des « récepteurs couplés à une protéine G » ou GPCR (pour 'G-protein coupled receptors' en anglais).
Lorsque ce type de récepteur est activé par un signal, la protéine G le perçoit et le transmet à l'intérieur de la cellule. Puis par un système de relais, le signal sera perçu par notre cerveau. Mettant à profit cette information, Buck et Axel ont émis l'hypothèse que les récepteurs olfactifs pourraient aussi faire partie de la famille des GPCR ; ils ont donc pu restreindre leur champ d'action.
Les progrès techniques permettent souvent de réaliser de grands progrès scientifiques. Et Linda Buck comme Richard Axel ont su saisir une opportunité grâce à la technique de la PCR. Cette nouvelle méthode a été décisive dans la quête de nos chercheurs. En effet, en postulant que les récepteurs olfactifs appartenaient à la famille des GPCR, nos chercheurs se sont dotés d'outils précieux. Ils ont employé les gènes des GPCR déjà connus, les ont attachés - en quelque sorte - à un hameçon et sont littéralement partis à la pêche. Leur partie de pêche leur a permis d'isoler les gènes des GPCR dans le génome et aussi, avec un peu de chance, les récepteurs olfactifs qui leur sont associés.
La récompense du flair
En 1991, c'est le succès. Buck et Axel identifient une nouvelle famille de gènes correspondant aux récepteurs olfactifs. Cette famille nouvellement découverte compte près de 200 membres! Et les deux scientifiques ne seront pas surpris d'apprendre par la suite que leur découverte n'est que le sommet de l'iceberg : chez certains mammifères, comme le rat, le nombre de gènes codant pour des récepteurs olfactifs peut atteindre le millier !
Ainsi, près de 1% de notre génome serait consacré à l'information génétique pour les récepteurs olfactifs, ce qui en ferait la plus grande famille de protéines connue à ce jour chez l'être humain...
Sur la piste des odeurs
Reprenons : la perception d'une odeur commence dans les fosses nasales où plusieurs molécules odorantes, constituant l'odeur en question, se lient à des récepteurs spécifiques. Chacun de ces récepteurs va par la suite servir de relais et transmettre le message « odorant » plus loin. En somme, respirer une odeur déclenche la formation d'un signal spécifique par les neurones. Ce signal sera alors 'traité' par notre cerveau, ce qui aboutira à la perception de l'odeur et à la création des sensations qu'elle suscite.
Toute perception d'odeur se fait donc en deux temps. Notre nez se charge de transcrire le message olfactif apporté par l'odeur. Puis notre cerveau le décrypte et permet son identification en intégrant son lot d'émotions et de souvenirs associés. Pour être en mesure de répondre aux dizaines de milliers d'odeurs, le système olfactif dispose donc de plusieurs atouts, tant au niveau de la structure de ses récepteurs qu'à celui de la transmission de leurs signaux.
Comme un serpent qui ondule...
Souvenons-nous que Buck et Axel avaient vérifié l'hypothèse que les récepteurs olfactifs faisaient partie de la grande famille des GPCR. En conséquence, les récepteurs olfactifs présentent une structure particulière, caractéristique de tous les récepteurs « GPCR ».
Quelle est cette structure? Celle d'un serpent qui ondule... En effet, chaque récepteur traverse sept fois la membrane d'une cellule à l'image d'un fil qui traverse sept fois un morceau de feutre. Chaque segment de récepteur qui traverse la membrane s'appelle « domaine transmembranaire ». Chaque récepteur a donc sept domaines transmembranaires.
Les trois domaines transmembranaires centraux varient d'un récepteur à l'autre alors que les quatre domaines qui les flanquent (deux de chaque côté) sont conservés chez tous les membres de la famille des GPCR. C'est ici, c'est-à-dire au sein des trois domaines centraux variables, que se cache l'explication de la diversité des récepteurs olfactifs.
Fig. 2 Structure de la famille des récepteurs constitués de 7 domaines transmembranaires, à laquelle appartiennent les récepteurs olfactifs. Les trois domaines centraux (ici 3,4 et 5) sont variables.
En effet, des études sur la structure des trois domaines variables suggèrent qu'ils se positionnent de manière à former une cavité dans laquelle vient se loger une molécule odorante. Ainsi, chaque changement dans les domaines centraux crée une nouvelle cavité, adaptée à une molécule odorante différente. Cette variabilité de la forme de la cavité fournit la première explication à la grande diversité de molécules odorantes qui peuvent être détectées et discriminées.
Comment s'exprime cette variabilité à une échelle moléculaire ? C'est au niveau de la séquence d'acides aminés qu'il faut regarder. Toute protéine est une chaîne de molécules appelées « acides aminés » dont il existe une vingtaine dans le monde vivant. Chaque récepteur olfactif spécifique présente une séquence d'acides aminés un peu différente au niveau des trois domaines centraux.
Prenons l'exemple de la souris et du rat. Chez la souris, un récepteur - qui a été nommé récepteur n°17 - a une forte affinité pour une molécule évoquant l'odeur de graisse. Chez le rat, ce même récepteur reconnaît une molécule rappelant l'odeur de rance. La différence entre ces deux récepteurs consiste en un seul acide aminé dans l'un des domaines centraux et cette variation infime transforme une délicieuse fragrance en un remugle nauséabond.
Cette différence minime entre le récepteur de la souris et celui du rat suffit pour modifier la structure de la cavité et a pour conséquence un changement d'affinité du récepteur pour les molécules odorantes. Lorsque - par le biais de techniques dans le domaine du génie génétique - on permute ces deux acides aminés dans les deux récepteurs cousins, celui de la souris « manifeste » des goûts de rat, et vice versa. L'exemple de ce récepteur de rongeur illustre comment la nature a créé une magnifique diversité des profils de sensibilité olfactive avec un minimum d'effort !
La carte des odeurs : une histoire compliquée
Que savons-nous de l'organisation spatiale, dans le cerveau, des neurones dédiés à l'odorat ? Leurs extrémités appelées axones, se regroupent dans un tissu appelé « bulbe olfactif ». Chaque neurone olfactif ne porte qu'un seul type de récepteur et les neurones qui expriment le même type de récepteur sont réunis dans des structures appelées glomérules. Grâce à une projection ordonnée de leurs axones, les neurones porteurs d'un même récepteur, disséminés dans la muqueuse nasale, se rejoignent dans un ou deux glomérules olfactifs.
Cette convergence permet de regrouper l'information olfactive avant l'étape cérébrale. Elle a également pour conséquence la constitution d'une carte des odeurs au niveau du bulbe olfactif : des molécules odorantes, différentes de par leur structure (taille ou propriété chimique), activent des domaines distincts du bulbe olfactif. Ce cloisonnement expliquerait-il pourquoi nous n'associons jamais l'odeur du lilas à celle des gaz d'échappement ?
La séquence semble simple : une molécule odorante, un récepteur spécifique, un message relayé à notre cerveau, un décryptage, une odeur. Pourtant, nous savons aujourd'hui que la reconnaissance du répertoire d'odeurs par notre cerveau repose sur une stratégie bien plus complexe. L'équation « une molécule odorante = un récepteur olfactif » ne peut pas être généralisée. En effet, chaque molécule odorante se fixe sur un récepteur, un peu comme une clé moléculaire sur une serrure, mais avec plus de souplesse. Dans ce modèle, une serrure peut accepter plusieurs clés et une clé peut actionner plusieurs serrures...
D'autres chercheurs ont poussé plus loin les investigations sur la relation qui existe entre l'organisation spatiale de l'information olfactive observée dans le cerveau et la perception des odeurs. Leurs résultats suggèrent que l'on ne retrouve pas le même arrangement de l'information partout... Ailleurs dans le cerveau, au lieu de converger, les réponses provenant d'un même type de récepteur olfactif peuvent aussi être dispersées...
Que faut-il en penser ? La compréhension de cette carte des odeurs est encore balbutiante. En pratique, les choses avancent lentement, notamment en raison des nombreuses limitations techniques. Et malgré le travail acharné de nombreuses équipes, le mécanisme précis de l'olfaction reste un mystère.
Quoiqu'il en soit, les découvertes de Buck et Axel ont mis en lumière certaines caractéristiques surprenantes des neurones olfactifs. En effet, lors de dommages graves, ces neurones sont régénérés. Cette découverte va à l'encontre d'un dogme longtemps admis affirmant que les cellules nerveuses, contrairement aux cellules du foie ou de la peau, ne sont pas remplacées si elles sont détruites. Comment s'opère cette régénérescence? Cette question reste sans réponse - l'olfaction a décidément le goût des mystères !
Les odeurs inodores
Un autre domaine d'étude découle des découvertes de Buck et Axel : celui des phéromones. Ces molécules inodores influencent notre vie de façon très subtile. Au cours de leurs recherches, les scientifiques ont découvert que les récepteurs des phéromones appartiennent aussi à la grande famille des GPCR et possèdent une grande partie de leurs propriétés.
Les phéromones sont émises par les animaux et agissent comme des messagers entre des individus de la même espèce. Elles jouent un rôle primordial lors des périodes d'accouplement pour attirer les sexes opposés ou chez certains insectes sociaux, tels que les fourmis ou les abeilles, elles sont indispensables au bon fonctionnement du groupe. Bien que produites en quantités infinitésimales, elles sont extrêmement actives et peuvent être détectées à des distances de plusieurs kilomètres.
Le rôle de ces molécules inodores semble primordial, car l'évolution a jugé nécessaire de leur dédier un système olfactif spécifique, indépendant du système olfactif principal dont il a été question jusqu'ici. En effet, les phéromones se faufilent par les narines jusqu'à un organe sensoriel particulier appelé organe voméro-nasal.
Toutefois, malgré cette différence dans leur destination, les phéromones sont traitées de manière analogue aux molécules odorantes 'standards'. En effet, le système olfactif classique et le système voméro-nasal ne sont peut-être pas aussi indépendants qu'ils en ont l'air. Chez l'homme par exemple, le système voméro-nasal est atrophié. Pourtant, nous savons que le comportement humain peut aussi être influencé par des phéromones. Nous avons tous en mémoire ces jeunes femmes en internat, dont les cycles menstruels étaient synchronisés. Comment expliquer ce processus naturel autrement que par l'effet de phéromones?
Un début de réponse viendrait peut-être de travaux effectués chez la souris chez qui certains neurones du bulbe olfactif, partie intégrante du système classique, réagiraient à une phéromone présente dans l'urine des souris mâles... Ce serait la preuve que les phéromones peuvent parfois utiliser la voie classique des odeurs comme voie alternative.
Etant donné l'atrophie de notre système voméro-nasal, est-il possible que les phéromones humaines squattent le système olfactif classique pour se faire «sentir » ? Cela n'a pas encore été prouvé...
De l'odorat à la mobilité des spermatozoïdes
Durant la dernière décennie, des dizaines d'équipes se sont engagées sur la voie des récepteurs du système olfactif, ouverte par les lauréats Buck et Axel. La voie est large... Nous savons aujourd'hui que les récepteurs olfactifs appartiennent à une « super-famille » de protéines qui jouent un rôle non seulement dans l'odorat mais aussi dans la vision, le goût, et même la mobilité des spermatozoïdes ou encore la communication sociale ! Quelle polyvalence !
Le plaisir sensoriel est sans doute un moyen que l'évolution a trouvé pour guider les organismes supérieurs vers les choses dont il est bon de s'approcher pour accroître ses chances de survie. L'odeur est l'un des meilleurs messagers du bonheur probable ou du danger à fuir. Pour ces raisons, nous pouvons partager l'émerveillement de Linda Buck et Richard Axel lorsqu'ils affirment que l'odorat et le système olfactif constituent « une énigme merveilleuse et sans fin. »