Dossier n°10, septembre 2003

5HTT : Et si le bonheur était affaire de longueur ?

par Sylvie Déthiollaz

[ 5HTT : Et si le bonheur était affaire de longueur ? ]

© Harvard Program in Refugee Trauma


Et si, apprenant la mort de Juliette, Roméo n'avait pas mis fin à ses jours par romantisme mais à cause d'une défaillance chimique ? Shakespeare s'en retournerait sans doute dans sa tombe ! Pourtant, une équipe de chercheurs pense que le mélodrame serait en grande partie une affaire de chimie. En effet, une protéine - la 5HTT - pourrait influencer notre capacité à gérer les coups durs : ceux qui n'en produisent pas assez seraient ainsi plus susceptibles de sombrer dans les affres de la dépression. [PDF] [english]

Moderne, sexiste et sans frontière

Fléau des temps modernes, la dépression est l'un des troubles psychologiques les plus fréquents: selon l'OMS, 121 millions de personnes à travers le monde en souffriraient ! Et sous la pression d'une vie urbaine de plus en plus stressante, ce triste palmarès serait en constante augmentation. Frappant toutes les catégories sociales, parfois récidiviste, elle est aussi sexiste : les femmes étant près de deux fois plus susceptibles d'y être confrontées. Pourtant, contrairement à certaines idées reçues, elle est universelle : cette maladie se manifeste dans toutes les parties du monde, même si la souffrance psychique s'y exprime différemment selon les cultures. On en répertorie plusieurs formes, plus ou moins aiguës, plus ou moins faciles à déceler, la forme la plus grave étant bien sûr associée à des pensées suicidaires. Chaque année, entre 10 et 20 millions de personnes tentent de mettre fin à leurs jours et chaque année un million d'entre elles y parvient. La dépression tue autant que le paludisme, ce qui fait d'elle la cinquième cause de mortalité dans le monde. Enfin, pour l'instant, car on estime qu'elle devrait atteindre la deuxième place d'ici 2020...

Etant donné sa fréquence et bien qu'elle touche la psyché, il y a longtemps qu'on lui suspecte des racines biologiques. De là à incriminer les gènes il n'y avait qu'un pas, surtout quand on sait que certaines familles semblent plus particulièrement touchées. Ainsi, bien que personne ne songe à nier une composante environnementale importante, la question se posait depuis longtemps. Pourtant, si composante génétique il y a, il restait à le prouver. C'est ce que pense avoir réussi aujourd'hui une équipe de chercheurs du King's College de Londres. Cette nouvelle étude fournirait enfin des données " palpables " pour un principe que cliniciens et épidémiologistes soupçonnaient depuis longtemps : beaucoup de gènes liés à des maladies psychiatriques ne rendraient pas malades en soi mais influenceraient la manière dont chacun réagirait à son environnement.

Pour tester une éventuelle " vulnérabilité génétique " à la dépression, ces chercheurs ont choisi d'étudier un système qui devait logiquement fournir une bonne source de gènes " candidats ": celui de la sérotonine, qui est justement la cible de certains antidépresseurs classiques.

Un gène candidat pour la dépression

Dans le cerveau, l'information est relayée d'une cellule nerveuse (ou neurone) à l'autre via une synapse, c'est-à-dire un espace étroit séparant les cellules. Le neurone qui envoie l'information relâche dans cet espace une substance chimique appelée neurotransmetteur, qui sera reconnue par des récepteurs à la surface du neurone qui reçoit le message. Dans ce processus, environ 10% des molécules de neurotransmetteurs sont perdues, alors que les 90% restants sont relâchés par les récepteurs et récupérés par le neurone qui les a libérés. La sérotonine est l'un de ces neurotransmetteurs. Plus particulièrement, un neurotransmetteur " excitateur ", c'est-à-dire qu'en se liant à son récepteur sur la membrane d'un neurone, il déclenche et propage dans celui-ci un nouvel influx nerveux vers un autre neurone. Notre organisme synthétise la sérotonine à partir du tryptophane, un acide aminé dit essentiel : contrairement aux autres acides aminés, nous ne pouvons pas le fabriquer nous-même, mais il doit être fourni par notre alimentation. La sérotonine joue un rôle dans des mécanismes très variés et contrôle beaucoup de fonctions physiologiques et comportementales, intervenant entre autres dans la régulation du sommeil, de l'appétit, des émotions et de l'humeur.

[ synapse ]

Fig.1 Synapse

En tant que régulateur de l'humeur, la sérotonine est impliquée dans de nombreux troubles psychiques comme l'anxiété, les troubles obsessionnels compulsifs et bien sûr la dépression. Ayant constaté que les personnes déprimées ou anxieuses souffraient souvent d'un déficit en sérotonine, on en a déduit que la dépression serait liée à un manque de stimulation du neurone " récepteur " au niveau des synapses dites " sérotoninergiques ". Etant donné que la concentration de la sérotonine dans la synapse dépend de sa récupération par le neurone pré-synaptique, certains médicaments antidépresseurs agissent en empêchant ce " repêchage ". En conséquence, la sérotonine reste plus longtemps dans la synapse qu'elle ne le ferait normalement ce qui lui confère plus de chance d'être reconnue par les récepteurs de la cellule post-synaptique qui pourra ainsi être stimulée.

Mais pourquoi ne pas directement administrer de la sérotonine ? Tout d'abord parce qu'ingérée oralement la sérotonine ne peut pas traverser la barrière hémato-encéphalique (sang-cerveau) et n'aura donc aucun effet sur les fonctions cérébrales. Deuxièmement, la sérotonine pure se mettrait à activer chaque synapse qu'elle atteindrait - même celles qui ne sont pas censées l'être - alors que ces antidépresseurs augmentent seulement un signal déjà présent, mais trop faible pour agir. Troisièmement, ces antidépresseurs sont sélectifs, ce qui signifie que toutes les synapses ne sont pas affectées, mais uniquement celles qui sont responsables de l'humeur et donc de la dépression.

C'est pourquoi, dans leur recherche de gènes liés à la dépression, l'intérêt des chercheurs du King's College s'est naturellement porté sur la cible de ces antidépresseurs : le " transporteur de la sérotonine ou 5HHT ", une protéine impliquée dans le processus qui permet aux neurones pré-synaptiques de repêcher la sérotonine qu'ils ont libérée dans une synapse.

Version courte versus version longue

Chaque gène - qui rappelons-le est un morceau d'ADN - est sous le contrôle de ce que l'on appelle un promoteur. Ce dernier est également une petite région d'ADN : localisé devant le gène, le promoteur contrôle la fréquence à laquelle l'information contenue dans celui-ci est utilisée pour fabriquer la protéine correspondante. Le promoteur du gène 5HTT existe sous deux formes : une longue et une courte. Or, la forme longue permet une production plus élevée de la protéine 5HHT. En outre, il faut savoir que nous possédons tous deux copies de chaque gène (excepté pour les gènes sexuels), puisque au moment de la fécondation nous en avons reçu une copie maternelle et une copie paternelle. Il se présente donc trois cas de figure : nous pouvons avoir reçu deux versions courtes du gène 5HTT, deux versions longues ou bien une version courte et une version longue. Dans la population, 30% d'entre nous possèdent deux gènes " longs ", 50% ont un court et un long et 20% ont reçu deux versions courtes.

Pour mettre en évidence une éventuelle relation entre le gène 5HTT et la dépression, les chercheurs ont répertorié le nombre d'événements éprouvants ou stressants - déception amoureuse, deuil, maladie, perte d'un emploi - que 847 new-zélandais blancs avaient subis entre 21 et 26 ans. Toute la question étant ensuite de savoir si, en conséquence, ces personnes avaient fait une dépression et quelle version du gène 5HTT elles possédaient. Trente pour cent rapportèrent n'avoir subi aucun stress particulier pendant cette période, 25% en avaient vécu un seul, 20% deux, 11% trois et 15% en avaient vécu 4 ou plus. D'autre part, 17% d'entre eux rapportèrent avoir vécu un épisode dépressif majeur au cours de l'année précédente et 3% témoignèrent avoir tenté de se suicider, propos qui furent ensuite vérifiés auprès d'amis intimes.

Première constatation des chercheurs: il ne semble pas y avoir de différence significative parmi les trois groupes génétiques en ce qui concerne le nombre de mauvaises expériences rencontrées. En résumé, s'il existe un " gène des embrouilles ", ce n'est pas celui-ci ! Plus sérieusement, parmi les personnes qui n'ont pas vécu de stress importants, la probabilité de faire une dépression semble la même quelle que soit la longueur de leur gène 5HTT. D'autre part, les personnes possédant deux copies de la version longue du gène présentent toujours un taux relativement faible de dépression, quel que soit le nombre d'événements traumatiques qu'ils ont endurés. Mais ça se gâte semble-t-il pour celles possédant une ou deux copies courtes : le risque de faire une dépression étant plus élevé pour les personnes avec un seul gène court et encore pire pour celles possédant deux gènes courts. En effet, parmi celles possédant deux copies courtes ayant traversé 4 expériences stressantes ou plus, la probabilité de vivre un épisode dépressif majeur serait multiplié par deux par rapport aux personnes avec deux copies longues ayant essuyé dans leur vie autant de coups durs.

[ Diagramme indiquant le pourcentage de personnes remplissant les critères diagnostiques d'une dépression à l'âge de 26 ans en fonction du nombre d'événements stressants (0 à 4) rencontrés entre 21 et 26 ans pour A) des individus avec une ou deux copies courtes ou B) des individus avec deux copies longues ]

Adaptation. Avec la permission de Caspi A. et al., "Influence of life stress on depression: moderation by a polymorphism in the 5-HTT gene", Science 301:386-389 (2003) © 2003 AAAS. Permission de AAAS requise pour tout autre usage.

Fig.2 Diagramme indiquant le pourcentage de personnes remplissant les critères diagnostiques d'une dépression à l'âge de 26 ans en fonction du nombre d'événements stressants (0 à 4) rencontrés entre 21 et 26 ans pour: à gauche, des individus avec une ou deux copies courtes ou à droite, des individus avec deux copies longues

Les 847 new-zélandais incluent dans l'étude appartenaient à la " Dunedin Multidisciplinary Health and development Study ", un programme de recherche qui les avait soumis à partir de l'âge de trois ans à une batterie de tests s'étendant sur plus de 20 ans. En cherchant dans les registres, il fut ainsi possible d'établir un lien supplémentaire entre la version courte du gène 5HTT et la dépression : parmi les personnes qui avaient été abusées en tant qu'enfant, seuls les porteurs d'au moins un gène court avaient fait une dépression après 18 ans. De plus, parmi les 11% victimes de maltraitance au cours de leur enfance, le risque de vivre un épisode dépressif important atteignait jusqu'à 63% chez les sujets possédant deux copies courtes. Par contre, les participants porteurs de versions longues exhibaient toujours un risque de 30%, qu'ils aient été abusés ou non étant enfant.

Des antidépresseurs sur mesure

Dans la même veine, une étude parue il y a un an établissait que les personnes possédant la version courte du gène 5HHT présentaient au niveau du cerveau des réactions plus intenses à des stimuli de peur que ceux qui n'avaient que la version longue. En résumé, les possesseurs d'un gène court - produisant moins de 5HHT - semblent prendre les choses trop au sérieux alors que ceux détenant la version longue seraient plus cools ! Mais au fond, par quel mécanisme, car moins de 5HTT signifie aussi plus de sérotonine dans les synapses, ce qui semblait propice pour éviter la dépression ? Pour l'instant cela reste relativement obscur. De plus, le mode d'action des antidépresseurs dont la 5HHT est la cible, ainsi que le mécanisme provoquant l'atténuation de la dépression ne sont toujours pas compris. En outre, il faut savoir que d'autres antidépresseurs tout aussi efficaces agissent au contraire en augmentant la récupération de la sérotonine par la 5HTT, ce qui en conséquence diminue sa concentration dans les synapses ! Ces deux modes d'actions pharmacologiques totalement opposés remettent en question le concept de la nécessité d'améliorer la transmission nerveuse par la sérotonine pour soigner la dépression et suggèrent que l'effet initial (c'est-à-dire l'augmentation ou la diminution du relâchement de la sérotonine par la 5HHT) ne serait en réalité qu'indirectement responsable de l'efficacité antidépressive. C'est dire à quel point ce domaine est complexe et combien il est recommandé pour l'instant de considérer cette étude avec circonspection.

Mais le jour où le rôle de la 5HTT sur l'humeur sera mieux compris, il deviendra peut-être possible de développer des traitements qui permettront de rendre les gens moins vulnérables à la dépression. En attendant, cette découverte permettrait d'envisager la mise au point de tests génétiques visant à identifier les personnes présentant des risques accrus. Mais cela n'est pas encore pour demain, car cette maladie est probablement influencée par beaucoup de gènes qui diffèrent d'une personne à l'autre. D'ailleurs, c'est cela qui rend pour l'instant imprévisible la réponse de chacun à différents traitements : dans certains cas rares, on a même vu des antidépresseurs provoquer l'aggravation des symptômes dépressifs!

Les pilules du bonheur

En documentant un phénomène jusque là insaisissable, connu sous le nom d'interaction "gène-environnement ", cette étude représenterait donc une première en son genre et mettrait en évidence l'importance de chercher des " gènes à risque " pour les maladies mentales, plutôt que les gènes pour la maladie elle-même. A l'avenir, cette stratégie de recherche de gènes de vulnérabilité pourrait s'étendre bien au-delà des maladies mentales, puisqu'il existe probablement des facteurs génétiques à risque pour toutes les maladies.

Mais pour revenir à la dépression, il ne faut pas oublier que ses causes sont multiples. En amont du stress occasionné par un deuil, un renvoi, un échec ou un divorce, qui ne sont en général que " l'étincelle qui met le feu aux poudres " se cachent souvent d'autres problématiques liées à l'enfance et à l'éducation qui - même sans parler de problèmes graves comme l'inceste ou la maltraitance - constituent des traumatismes avec lesquels il faut se construire et qui peuvent resurgir à l'occasion de stress rencontrés à l'âge adulte. A l'ère du Prozac, certains psychiatres voient d'ailleurs dans la dépression une opportunité de régler de vieux conflits intérieurs non résolus et donc une opportunité de changement. Loin d'être une maladie, la dépression serait au contraire le premier pas vers la guérison et empêcher qu'elle survienne serait par conséquent une entrave à notre évolution personnelle. Il apparaît alors légitime de s'interroger sur le bien-fondé de tels traitements, tout comme sur la prise d'antidépresseurs. Mais aujourd'hui, personne n'a le temps d'aller mal. Il faut être performant. Les antidépresseurs se banalisent et sont prescrits au moindre signe de défaillance. De plus, il faut du cran pour entreprendre une psychothérapie et aller remuer " ce qui fait mal ", même si c'est sans doute pour aller mieux par la suite. Beaucoup de raisons, donc, pour que ces petites pilules du bonheur continuent de rencontrer à l'avenir un vif succès.

Pour en savoir plus
1. Dossier sur la dépression
2. Caspi A. et al., "Influence of life stress on depression: moderation by a polymorphism in the 5-HTT gene", Science 301:386-389(2003) PMID: 12869766
3. Hariri A. R. et al., "Serotonin transporter genetic variation and the Response of the human amygdala", Science 297:400-403(2002) PMID: 12130784

Illustrations

Veuillez utiliser le lien suivant pour référencer cet article:
<http://www.prolune.org/prolune/dossiers/010/>