Dossier n°8, janvier 2003
La Ricine, une arme biologique : Info ou In tox ?!
par Sylvie Déthiollaz
Etes-vous de la génération " huile de ricin " ? Si tel est le cas, vous n'avez certainement pas oublié le goût infâme de cette cuillère d'huile qu'on vous faisait ingurgiter étant enfant avant d'aller au lit. Un véritable empoisonnement ! En réalité, ce n'est pas loin de la vérité, puisque la ricine - extraite du ricin comme produit secondaire lors de la préparation de l'huile du même nom utilisée comme laxatif - est une protéine toxique qui représente l'un des poisons les plus dangereux au monde. Mais aujourd'hui, le ricin n'est plus seulement le cauchemar des enfants, puisqu'on suspecte sa toxine d'être envisagée comme arme de destruction massive. Le point sur une protéine qui fait peur. [PDF] [english]
Début janvier, Scotland Yard annonçait l'arrestation de sept hommes d'origine nord-africaine par la brigade anti-terroriste, suite à la découverte dans un appartement du nord de Londres de " traces " d'un poison : la ricine. Des plantes de ricin - ainsi que l'équipement nécessaire pour en extraire sa toxine mortelle la ricine - ont également été découverts, suggérant qu'une certaine quantité de poison aurait été produite avant d'être transportée ailleurs. Cette découverte, qui ravive les craintes d'attentats terroristes en Grande-Bretagne, n'est pas la première du genre. Pour ne citer qu'un exemple, en novembre 2001, des journalistes du " Times " avaient mis la main - dans une maison de Kaboul appartenant à des membres du réseau Al-Quaida - sur des notes d'instruction expliquant comment fabriquer cette toxine. Mais qu'en est-il vraiment : faut-il oui ou non avoir peur de la ricine ?
Du laxatif à l'arme biologique
© Jacques Schoumakers
Fig.1 Plante de ricin
De son nom scientifique Ricinus communis, le ricin est une plante originaire du Nord-Est africain et du Moyen-Orient. Après s'être répandue vers l'Inde et la Chine, elle envahit l'Amérique au 16e siècle. Grâce à l'extrême viabilité de ses graines qui germent facilement dans une grande variété de sols, elle a pu s'acclimater spontanément aux régions tropicales et subtropicales du monde entier. De type arbuste, elle possède de longues feuilles palmées qui ressemblent un peu à des doigts et des graines en forme de fèves contenues dans des capsules épineuses assemblées en grappes. En broyant ses graines, on obtient l'une des huiles les plus fines du monde mais aussi un purgatif drastique ! En effet, l'huile de ricin fut longtemps utilisée comme laxatif, bien qu'on la cultive depuis toujours pour bien d'autres raisons. A l'époque des pharaons par exemple, on la cultivait déjà pour s'éclairer, comme l'indiquent les graines de ricin retrouvées dans des tombeaux égyptiens datant de 4000 ans avant J-C. Aux Etats-Unis, utilisée depuis l'époque des pionniers, elle fut longtemps l'un de ces remèdes de grands-mères utilisés pour tout : de la constipation aux brûlures d'estomac, en passant par les accouchements difficiles où elle permettait de provoquer les contractions ! Puis au cours de la première et deuxième guerres mondiales, on utilisa l'huile de ricin dans l'industrie de l'aviation.
Fig.2 Graine de ricin
Aujourd'hui, bien que le caractère trop brutal de l'huile de ricin comme purgatif l'ait fait remplacer par des médicaments plus doux, le ricin continue d'être cultivé commercialement en grandes quantités, essentiellement dans le sud des Etats-Unis. Car en plus d'être une plante ornementale, l'huile de ricin et ses dérivatifs possèdent un nombre impressionnant d'applications: lubrifiants industriels, savons, vernis, peintures, nylon, lubrifiants pour traiter les peaux sèches, les dermatites, les coups de soleil ou même les plaies ouvertes, toniques capillaires, onguents, cosmétiques et même gelées contraceptives pour n'en citer que quelques-unes. En termes de production totale, l'huile de ricin est ainsi l'une des huiles végétales industrielles les plus importantes du monde.
De couleurs et de motifs variés, les graines de ricin sont également très jolies et très populaires dans un type de bijouterie fantaisie produite dans les Caraïbes. Malheureusement, cela les rend également très appétissantes, ce qui leur a valu d'être à l'origine de l'empoisonnement de jeunes enfants ayant sucé ou mangé les billes faites à partir de ces graines. Car le ricin contient également une toxine très dangereuse : la ricine. Ces propriétés toxiques du ricin ne sont bien sûr pas passées inaperçues. Vers la fin de la première guerre mondiale, les Etats-Unis commencèrent à envisager l'utilisation de la ricine comme arme de guerre sous le nom de code de composant W. Une collaboration avec les Britanniques leur permit de mettre au point au cours de la deuxième guerre mondiale une bombe W, mais celle-ci ne fut pourtant jamais utilisée. Et voilà que ces dernières années, quand on entend parler du ricin, c'est pour des raisons bien plus graves qu'un peu de constipation passagère
Le parapluie bulgare
Digne des plus grands romans d'espionnage, l'empoisonnement à la ricine le plus célèbre est sans aucun doute l'assassinat en 1978 du dissident bulgare en exil Georgi Markov. Journaliste à la BBC, Markov était aussi un ardent opposant du régime communiste. Un jour, alors qu'il attendait le bus à Londres pour se rendre à son bureau, on lui injecta le poison dans la jambe au moyen d'un parapluie trafiqué dont la pointe était empoisonnée !! Markov mourut trois jours plus tard. Bien que la ricine soit très difficile à détecter dans le sang, l'assassinat de Markov fut mis à jour grâce à la découverte de la capsule contenant le poison, qui ne s'était pas dissoute dans le sang comme prévu. Les services secrets bulgares ainsi que le KGB furent suspectés d'avoir fomenté cet assassinat. Cet épisode est resté célèbre dans les annales de la police londonienne sous le nom de " parapluie bulgare ".
Fig.3 Le parapluie bulgare
Bien que toutes les parties de la plante soient plus ou moins toxiques, ce sont les graines de ricin qui sont les plus dangereuses, aussi bien pour l'homme que pour les animaux. Cette toxicité est essentiellement due à une protéine découverte et nommée " ricine " en 1888 par le chimiste allemand Hermann Stillmark. Bien sûr l'huile de ricin pure ne contient pas de ricine. Après broyage des grains et extraction de l'huile, la ricine se trouve dans le tourteau résiduel dont elle peut alors être facilement isolée. Pourtant si l'huile est insuffisamment purifiée, elle peut contenir des concentrations importantes de ricine.
Etant quand même 1000 fois moins toxique que la botuline, la ricine n'en reste pas moins l'un des poisons naturels les plus mortels au monde. On dit qu'une à deux graines mâchées par un enfant ou huit graines mâchées par un adulte peuvent leur être fatales. Non-volatile, elle peut pourtant être toxique si elle est inhalée au moyen d'aérosols, mais c'est surtout injectée que la ricine est la plus dangereuse. Le chemin suivi par le poison pour pénétrer dans le corps, ainsi bien sûr que sa quantité, vont déterminer les conséquences d'un empoisonnement à la ricine. Par exemple, l'inhalation provoque une détresse respiratoire, ainsi que des lésions des poumons et des voies respiratoires, alors que l'ingestion aboutit à une hémorragie gastro-intestinale avec nécrose du foie, de la rate et des reins. Les premiers symptômes sont respectivement un affaiblissement général, de la fièvre, un essoufflement et une toux, ou des nausées, des vomissements, de fortes douleurs abdominales et des diarrhées sévères. Dans les deux cas, ces symptômes pourraient très bien correspondre à ceux d'une maladie naturelle, ce qui rend le diagnostic d'empoisonnement bien difficile à établir.
Pourtant, les intoxications à la ricine étant relativement rares, aucun effort particulier n'a été entrepris pour mettre au point un traitement spécifique ou des mesures préventives, jusqu'au début des années 90, quand il advint que la ricine pouvait représenter une menace en tant qu'arme biologique. Mais pour l'heure, les recherches de vaccin n'ayant pas abouti et comme il n'existe aucun antidote, on ne peut que lutter contre les symptômes, ce qui permet dans de rares cas seulement à la personne de se rétablir.
Une protéine anti-protéine !
La ricine appartient à la famille des toxines A-B dans laquelle on trouve également les toxines de l'anthrax (voir Protéines à la Une numéro 3). Elle est fabriquée sous la forme d'une seule longue chaîne d'acides aminés qui sera ensuite coupée en deux pour donner la chaîne A et la chaîne B. Ces deux chaînes resteront cependant attachées l'une à l'autre, car prise séparément chacune est inoffensive : A sans B ne peut pas pénétrer à l'intérieur d'une cellule et B sans A n'a aucune action toxique. Il suffirait donc de casser le " pont " existant entre ces deux chaînes (en vert dans l'image ci-dessous) pour que la ricine perde toute sa toxicité.
Fig.4 Structure de la ricine
C'est donc la chaîne B qui permet à la toxine de se fixer à la surface d'une cellule en se liant à une molécule de sucre ou galactose. Comme ce sucre se trouve lui-même attaché à différentes protéines et lipides présents en nombreux exemplaires dans l'enveloppe de la cellule, il existe par conséquent des millions de sites de liaisons pour la ricine à la surface d'une cellule de taille moyenne !!
Quant à la chaîne A, elle constitue la partie toxique : une fois à l'intérieur de la cellule, elle bloque la synthèse des protéines, ce qui conduit à la mort de la cellule. Pour pouvoir comprendre comment cela est possible, il faut d'abord se pencher sur le processus de fabrication des protéines.
Pour fabriquer une protéine, il faut deux choses : une " recette " et une " machine " qui va lire les instructions données dans cette recette et assembler les différents morceaux de la protéine. La recette est apportée par ce que l'on appelle un ARN messager, c'est une sorte de " photocopie " du morceau d'ADN qui contient la recette pour fabriquer une protéine particulière (ce morceau d'ADN est aussi appelé un gène). La machine, qui porte le nom de ribosome, est elle-même constituée de plusieurs protéines et est présente en plusieurs milliers d'exemplaires dans chaque cellule. Une fois assemblée par le ribosome qui a suivi scrupuleusement la recette, la nouvelle protéine devra encore subir certaines modifications et surtout être correctement pliée pour pouvoir assurer sa fonction. Pour cela, elle est acheminée à travers différents compartiments de la cellule où ce " peaufinage " aura lieu.
Une fois la ricine liée à la surface d'une cellule, l'enveloppe de cette dernière se creuse de manière à former un petit sac qui englobe la ricine et qui va se détacher à l'intérieur de la cellule (voir schéma ci-dessous). A partir de là, la plupart de la ricine sera soit de nouveau expulsée à l'extérieur de la cellule, soit détruite par la cellule. Seule une petite fraction de la toxine suivra - en sens inverse - le chemin emprunté par les protéines fabriquées dans la cellule jusqu'à atteindre leur lieu de production, c'est-à-dire les ribosomes. On ne sait pas exactement comment ce fait ce cheminement inverse, mais il est probable qu'il utilise les mécanismes mis en jeu pour ramener " en arrière " les protéines mal pliées afin qu'elles soient détruites.
Une fois qu'elle a atteint un ribosome, la chaîne A de la ricine - qui est une enzyme - a la capacité de le modifier chimiquement. En conséquence de quoi, celui-ci ne pourra plus fonctionner correctement, ni assurer la fabrication de nouvelles protéines.
Fig.5 Mode d'action de la ricine
Ainsi, une seule chaîne A est capable d'inactiver 2000 ribosomes par minute !! C'est-à-dire qu'une chaîne A est capable d'inactiver les ribosomes plus vite que la cellule peut en fabriquer de nouveaux. Par conséquent, une chaîne A est capable de tuer à elle seule une cellule !! Ce sont les cellules animales qui sont les plus sensibles à la ricine. Viennent ensuite les cellules végétales et quant aux bactéries, elles y sont pour leur part assez résistantes.
De l'arme biologique à la torpille anti-cancer
Même si ce n'est pas le poison le plus mortel au monde, la ricine est actuellement considérée comme un agent de guerre biologique de catégorie B (dangerosité moyenne) par le CDC (Center for Disease Control). A cause de la simplicité de son extraction comme produit secondaire lors de la préparation d'huile de ricin, la ricine pourrait être envisagée comme arme biologique. D'autant plus que le ricin est extrêmement facile à se procurer. Dans cette optique, les deux méthodes d'empoisonnement les plus envisageables sont la nourriture ou les aérosols. Mais dans les deux cas, le nombre de victimes reste relativement restreint, à moins d'en utiliser de très grandes quantités. La ricine étant donc relativement difficile à propager, son utilisation comme arme de destruction massive reste improbable. Cependant, il est vrai qu'elle constitue bel et bien une arme de choix pour l'assassinat !
Pourtant, sa qualité de poison confère également à la ricine des propriétés anticancéreuses qui ont été exploitées ces dernières années dans la recherche contre le cancer. L'une des utilisations les plus prometteuses est la production d'immunotoxines : des anticorps contre les cellules d'une tumeur sont attachés à la ricine. Cette méthode permet d'amener la toxine directement sur le site de la tumeur chez un patient cancéreux. Ainsi, la ricine peut détruire les cellules cancéreuses sans endommager les cellules saines du patient. Une véritable " torpille " miniature qui permettrait d'atteindre les cellules cancéreuses métastasées ou de pénétrer à l'intérieur de tumeurs solides inopérables.
Une fois encore, l'homme s'est donc montré capable de concevoir le pire comme le meilleur. Mais seul l'avenir nous dira qui de l'arme biologique ou du remède anti-cancer rendra la ricine vraiment célèbre