Dossier n°7, décembre 2002
VIH : Les défensines contre-attaquent
par Sylvie Déthiollaz
La justice ne fait décidément pas partie de ce monde. Même devant le VIH - le virus responsable du SIDA - tout le monde n'est pas égal. Une très faible proportion de la population semble résistante à l'infection et ne développera sans doute jamais la maladie. Derrière cette inégalité se cachent peut-être trois protéines, les défensines. Et en réalité, cette apparente injustice pourrait bien être un jour à l'origine d'un traitement réellement efficace pour lutter contre ce fléau. [PDF] [english]
Rien, à priori, ne permet de distinguer les prostituées de Marengo - un triste bidonville des alentours de Nairobi - d'autres prostituées travaillant dans d'autres bidonvilles à travers le monde. Pourtant depuis le début des années 90, ces femmes font l'objet d'intenses études : du fin fond de leur misère, c'est sur certaines d'entre elles que repose l'espoir d'un traitement contre le SIDA. Depuis que le VIH est apparu pour la première fois au Kenya au début des années 80, la majorité des prostituées de la région a été infectée. Pourtant le Dr Plummer, un chercheur canadien de l'Université du Manitoba, a montré qu'environ 5% d'entre elles sont résistantes à l'infection. Ces dernières souffrent malgré tout d'autres infections sexuellement transmissibles et, à bien y regarder, rien dans leur comportement ne semble différer de celles qui ont contracté le VIH. Par la suite, d'autres études menées aux Etats-Unis ont mis en évidence qu'1 à 2 % de la population séropositive, que l'on appelle des " long-term nonprogressors " ou progresseurs lents, ne développent pas la maladie car le taux de virus dans leur sang reste bas. Dès lors, des légions de chercheurs n'auront de cesse de comprendre ce qui distingue ces individus. Rapidement, on propose que les cellules de leur système immunitaire sécrètent un facteur qui peut stopper le virus, leur conférant une sorte d'immunité naturelle. Aujourd'hui, après plus de dix ans de recherche, une équipe du Aaron Diamond AIDS Research Center de New York prétend avoir identifié l'insaisissable facteur. Pourtant cette nouvelle ne fait pas l'unanimité parmi les chercheurs.
Les squatters du vivant
Un virus en soi, ce n'est pas grand chose. Un bout d'ADN ou d'ARN protégé par quelques protéines. Tout seul, il ne peut rien faire et surtout pas se multiplier. Véritable "squatter" biologique, il s'introduit à l'intérieur d'une cellule pour utiliser sa " machinerie " dans le but de se reproduire. L'issue normale d'une infection virale est la mort de la cellule et la libération de cette funeste progéniture qui ira à son tour envahir d'autres cellules. Or, chaque virus a ses préférences et ne s'attaque pas au même type de cellules. Normalement, au bout d'un certain temps, notre système immunitaire chargé de nous défendre contre ce genre d'invasions intempestives vient à bout de ces désagréables intrus. Mais voilà, le problème avec le VIH, c'est que les cellules sur lesquelles il jette son dévolu sont justement certaines des cellules supposées nous en protéger : principalement les lymphocytes T CD4.
Le système immunitaire : un contrôle rapproché
Constitué d'un réseau très complexe d'organes et de cellules, notre système immunitaire fonctionne de manière à nous protéger des invasions des bactéries, des virus, des parasites et des champignons. Comment ? Chacun de ces micro-organismes contient au minimum un composé chimique qui lui est spécifique. C'est ce que l'on appelle un antigène, une étiquette en quelque sorte, indiquant que l'intrus n'appartient pas à notre organisme. Au cours de notre développement embryonnaire, notre système immunitaire a appris à faire la différence entre nos propres antigènes (le soi) et les antigènes étrangers (le non-soi) ).
Une fois un antigène étranger reconnu, notre organisme met en route plusieurs mécanismes de défense qui font intervenir des cellules particulières, les globules blancs. Il y a tout d'abord les lymphocytes B qui fabriquent des anticorps : circulant librement dans le sang, ces protéines en forme de Y iront s'attacher à la surface du corps étranger, signalant ainsi sa présence à des cellules " nettoyeuses " (les macrophages) qui viendront le détruire. Ensuite il y a les lymphocytes T CD4 et CD8, selon qu'ils portent une protéine CD4 ou CD8 à leur surface qui fait office de " récepteur " leur permettant de reconnaître " l'étiquette " de l'intrus. Or chaque lymphocyte ne possède qu'un seul type de " récepteur " lui permettant de ne reconnaître qu'un seul intrus. Pourtant, avec plus de cent milliards de lymphocytes différents, chacun d'entre nous peut virtuellement reconnaître autant d'ennemis !!! Une fois le corps étranger " repéré ", les lymphocytes CD4 envoient un " message " chimique qui donnent l'ordre aux lymphocytes B de produire des anticorps pour neutraliser l'intrus circulant dans le sang et aux lymphocytes T CD8 de tuer les cellules qu'il a infectées. Or, ce sont essentiellement les lymphocytes T CD4 qui sont infectés et détruits par le virus du SIDA.
Comment se multiplie le VIH ?
Au microscope électronique, le VIH ressemble un peu à un lychee. Les protubérances que l'on distingue sur sa coque externe sont en réalité des protéines appelées gp120 qui, nous le verrons, jouent un rôle crucial dans l'infection. A l'intérieur de cette coque se trouve le matériel génétique du virus (un morceau d'ARN contenant seulement 9 gènes) et quelques protéines. Une fois à l'intérieur de la cellule, le VIH a perdu sa coque et l'ARN viral est copié en ADN grâce à l'action d'une des protéines virales qui est une enzyme. Il est ensuite intégré dans l'ADN de la cellule et c'est pourquoi on appelle le VIH un rétrovirus. Le VIH peut ainsi rester " planqué " sans produire de nouveaux virus un certain temps. Mais un jour, cette heureuse symbiose prend fin : le virus s'active. La cellule ne faisant plus la différence entre son propre matériel génétique et celui du virus se met à produire de nouveaux ARN viraux et des protéines virales qui s'assemblent dans la cellule. Certaines protéines du virus donnent même l'ordre à la cellule de fabriquer en priorité de nouveaux virus au détriment des protéines normalement produites par la cellule. En fin de compte, ces événements conduisent à la mort du lymphocyte CD4.
Fig.1 Structure du VIH
C'est grâce à la liaison entre sa protéine gp120 et la protéine du lymphocyte qui sert de récepteur au VIH, le CD4, que le virus se fixe à la surface de la cellule. En fait la protéine gp120 fonctionne un peu comme une clé. Mais pour que la porte de la cellule s'ouvre, il faut aussi que cette clé entre dans une seconde serrure appelée cette fois-ci le co-récepteur. En 1996, on a découvert deux corécepteurs qui sont reconnus par différents types de VIH. Car, même si au microscope tous les VIH se ressemblent, il n'y a pas " un " VIH, mais " des " VIH. Après avoir isolé un premier virus nommé VIH-1 en 1983, l'équipe du Prof. Montagnier de l'Institut Pasteur isole un deuxième virus en 1986, le VIH-2. Leur matériel génétique diffère à plus de 50%. Au sein de ces deux groupes, il existe encore une multitude de virus différents que l'on subdivise en groupes et sous-groupes en fonction de leurs différences génétiques. S'il y a autant de VIH différents c'est parce l'enzyme virale fait des erreurs lorsqu'elle copie l'ARN en ADN, créant ainsi des mutations. Même chez une même personne séropositive depuis quelques mois, les virus présents dans son sang ne sont plus les mêmes que ceux qui l'ont infectée !! C'est surtout au niveau des protéines de son enveloppe, les gp120, que ces mutations se répercutent, lui permettant ainsi d'échapper au système immunitaire. En effet, les anticorps qui reconnaissent les protéines du virus ne sont plus efficaces du moment que celles-ci mutent. En d'autres termes, ils ne reconnaissent que les VIH qui ont initialement infecté la personne ! On comprend alors aisément la difficulté à mettre au point un vaccin
Un véritable jeu de cache-cache
Dans la plupart des infections virales, notre système immunitaire parvient au bout d'un certain temps à éliminer totalement le virus en question. C'est le cas par exemple lorsqu'on attrape la rougeole, les oreillons ou la grippe. Par la suite, on devient " séropositif " pour ce virus, c'est-à-dire que l'on possède des anticorps contre celui-ci qui nous protège d'une seconde infection. Mais dans le cas du VIH, la réponse de notre système immunitaire est insuffisante pour éliminer tous les virus. Un peu partout dans le corps, il existe des cellules infectées dans lesquelles, comme nous l'avons vu, le virus reste " tranquille ". Ces cellules constituent par conséquent des " réservoirs " pour des nouveaux virus qui échappent ainsi à la réponse immunitaire. De ce jeu de cache-cache résulte une lente mais progressive multiplication du virus dans l'organisme.
Nos défenses immunitaires anti-VIH sont donc assurées par les anticorps et les lymphocytes T CD8. Mais comme nous l'avons vu, ce sont les lymphocytes T CD4 qui jouent le rôle essentiel de "chef d'orchestre" en donnant l'ordre aux lymphocytes B de produire les anticorps et aux lymphocytes T CD8 de tuer les cellules infectées. Or, plus la quantité de virus est importante, plus le nombre de cellules T CD4 diminuent. Et cela pour plusieurs raisons. Tout d'abord, car lorsque le virus s'y multiplient, les lymphocytes CD4 sont détruits ou éliminés par les cellules T CD8. D'autre part, le VIH perturbe la communication entre les cellules et les cellules T CD4 reçoivent des signaux aberrants leur donnant l'ordre d'arrêter de se multiplier ou encore de se suicider. Finalement, les organes qui produisent de nouveaux lymphocytes T CD4 sont progressivement détruits quand ils sont envahis par le VIH.
Sur la piste de CAF
Depuis longtemps, on savait que les lymphocytes T CD8 jouaient un rôle important dans l'élimination des virus en tuant les cellules infectées. Mais en 1986, des chercheurs de l'Université de Californie à San Francisco mettent pour la première fois en évidence qu'en plus de cela les cellules T CD8 de certains individus infectés par le VIH-1 sécrètent une molécule qui, in vitro, est capable de supprimer la multiplication de ce virus quelle qu'en soit la souche. CAF, pour CD8 antiviral factor, tel sera le nom donné à cette mystérieuse molécule. Chez les personnes infectées par le VIH qui se portent bien d'un point de vue clinique, les lymphocytes CD8 stimulés relâchent CAF en quantité supérieure à la normale, particulièrement chez les progresseurs lents. Par contre, CAF est rarement détecté dans les cellules CD8 des patients séropositifs qui manifestent des signes évidents d'immunodéficience (" progresseurs "). Et voilà seize ans que tous les moyens mis en uvre pour découvrir la véritable identité de CAF se sont révélés vains. En 1995, une équipe pense pourtant avoir gagné le jackpot : ils découvrent que les cellules CD8 stimulées produisent des bêta-chimiokines (1) qui sont capables, in vitro, de bloquer l'infection par le VIH. Malheureusement, il s'avère par la suite que cela ne marche que pour les virus utilisant l'une des deux sortes de corécepteurs permettant l'invasion des CD4. Contrairement à CAF, ces molécules ne sont pas capables de bloquer toutes les souches du virus. Retour à la case départ.
Mais qui est CAF ?
Afin de répondre à cette question, l'équipe de David Ho du Aaron Diamond AIDS research Center a prélevé, analysé et comparé des échantillons des sécrétions de lymphocytes CD8 de progresseurs lents, de séropositifs progresseurs et de personnes non infectées servant de contrôle. Grâce à la puissante technologie des " puces ", ils ont ainsi découvert que les lymphocytes CD8 des progresseurs lents sécrétaient, une fois stimulés, un groupe de trois protéines, absentes dans les autres échantillons. Différentes techniques ont par la suite permis d'identifier ces protéines comme étant les alpha-défensines 1, 2 et 3.
Afin de vérifier que ces trois protéines étaient bien responsables de l'activité anti-VIH de CAF, ils les ont tout d'abord éliminées des échantillons de sécrétions des cellules CD8. Ensuite, ils ont testé leur activité anti-VIH sur différentes souches de virus. Alors que ces échantillons étaient capables d'inhiber 50 à 60% de la multiplication de tous les virus utilisant l'un des deux co-récepteurs, ils n'étaient quasiment plus capables de le faire après la déplétion des alpha-défensines. Ces résultats semblent donc indiquer que ces dernières assurent la plupart de l'activité anti-HIV de CAF contre ce type de virus. Mais pour les virus utilisant l'autre co-récepteur (ceux inhibés par les bêta-chimiokines), la diminution de l'inhibition observée est seulement de 40%. Deuxième test : ils ont mesuré l'activité anti-VIH des formes synthétiques des alpha-défensines 1 et 2 disponibles dans le commerce, ainsi que celle d'alpha-défensines purifiées à partir de cellules de personnes normales. Le degré d'inhibition observé avec les produits commerciaux suggèrent que ceux-ci sont environ 10 à 20 fois moins puissants contre le VIH que les alpha-défensines purifiées. Les chercheurs expliquent cela par le fait que ces produits ne seraient pas purs et qu'en plus, rien ne permet d'assurer que les protéines synthétisées ont la bonne " forme ", ce qui semble important pour l'activité des alpha-défensines. En outre, testée séparément, leur activité anti-VIH est plutôt faible comparée à celle obtenue quand les deux sont combinées, ce qui pourrait indiquer que l'activité anti-VIH de CAF est due à différentes défensines interagissant ensemble. Finalement, en utilisant une technique de marquage des cellules à la fluorescence, ils ont pu mettre en évidence qu'une petite fraction de lymphocytes CD8 provenant d'individus sains contenaient effectivement des alpha-défensines. Après stimulation, un petit pourcentage d'entre eux se sont mis à en produire plus, confirmant que les lymphocytes CD8 pouvaient fabriquer et sécréter des alpha-défensines. Reste encore à identifier cette sous-population particulière de lymphocytes CD8.
Tout le monde n'est pas d'accord
Mais que sait-on au juste de ces protéines ? Les défensines sont une famille de petites protéines très abondantes dans les cellules du système immunitaire. Jusqu'à maintenant, on connaissait surtout leur action antimicrobienne : agissant comme des antibiotiques naturels, elles cassent la paroi des bactéries. Mais une activité antivirale générale et anti-VIH en particulier avait déjà été rapportée.
Seulement, bien que les résultats de l'équipe de New York soient intéressants, des voix s'élèvent par-ci par-là : plusieurs éminents chercheurs en la matière ne sont pas convaincus et pensent que les défensines ne sont pas le facteur recherché. Première raison évoquée : l'étude repose sur trop peu de patients. Deuxièmement : elle ne propose aucun mécanisme expliquant comment les défensines bloqueraient le VIH. Et troisièmement, elle écarte d'autres facteurs que certains chercheurs supposent plus importants. Finalement, l'effet mis en évidence serait trop modeste pour expliquer à lui seul la résistance observée.
En attendant le vaccin
Depuis 1986, les chercheurs du monde entier butent sur de multiples obstacles pour mettre au point un vaccin préventif ou thérapeutique contre le VIH. D'échec en échec, il est clair que cela prendra encore de nombreuses années, d'où la nécessité de développer de nouveaux traitements, car des résistances aux trithérapies commencent à pointer le bout de leur nez. Sans pour autant négliger la recherche d'un vaccin, il faut donc multiplier les efforts du côté des traitements.
Si l'activité des défensines représente bel et bien un composant de CAF comme l'avancent ces chercheurs, les implications pourraient être importantes. Dans le meilleur des cas, cela pourrait vouloir dire que les alpha-défensines et les bêta-chimiokines sont à l'origine du ralentissement de la progression de l'infection chez les patients favorisés par des facteurs génétiques ou environnementaux spécifiques. Si tel est le cas, une meilleure compréhension du mécanisme de production des défensines par les lymphocytes T CD8 pourrait permettre d'étendre potentiellement ces bénéfices à d'autres patients séropositifs, voire aboutir à un substitut pharmacologique. En outre, si l'on arrive alors à identifier la partie de ces molécules qui agit contre le VIH, il sera peut-être possible de les manipuler pour accroître la puissance d'une version synthétique. Cependant, les défensines pourraient aussi bien n'être que des " marqueurs de la non progression ", et indiquer seulement que malgré l'infection par le VIH, les cellules T CD8 sont quand même suffisamment stimulées et demeurent assez fonctionnelles pour générer ces petites protéines antimicrobiennes. Dans ce cas, la mesure des défensines pourrait quand même être très utile pour déterminer le bon " timing " de la thérapie antivirale. C'est pourquoi, la piste des défensines devra être exploitée jusqu'au bout, même si de nouvelles études révèlent qu'une fois encore CAF a peut-être échappé aux chercheurs