Dossier n°5, février 2002
Le talon d'Achille de Streptococcus pneumoniae
par Sylvie Déthiollaz
Sans le savoir, vous avez certainement eu affaire un jour ou l'autre à Streptococcus pneumoniae, puisque derrière ce joli nom se cache une bactérie responsable de plusieurs maladies très courantes. Ces dernières années, une réelle inquiétude a pourtant envahi le monde médical à son sujet: des souches résistantes aux antibiotiques classiques sont apparues. Mais voilà qu'aujourd'hui un remède miracle - ou plutôt une protéine miracle - s'avère capable de terrasser la bactérie en passe de devenir invincible. Une nouvelle stratégie thérapeutique applicable à d'autres pathogènes est en train de voir le jour. [PDF] [english]
Voici un sujet tout à fait de saison, puisqu'il parle de sinusites, pneumonies et autres réjouissances hivernales. Chez nous, l'ennemi public numéro 1 de l'hiver c'est bien sûr la grippe. Mais saviez-vous que la pneumonie était l'une des principales causes de décès en Europe ? Saviez-vous aussi qu'elle devient de plus en plus difficile à soigner en raison de l'émergence de bactéries résistantes aux antibiotiques ? Saviez-vous encore que ce problème se généralise et que l'on assiste aujourd'hui à la réapparition de maladies dont le seul nom fait frémir, comme la peste que l'on croyait éradiquée à tout jamais ? Non ? Alors lisez la suite, vous risquez de frissonner.
Streptococcus pneumoniae, une tueuse d'enfants
Appelée aussi pneumocoque, Streptococcus pneumoniae est une bactérie responsable de diverses affections : de la sinusite à la septicémie en passant par l'otite moyenne, la pneumonie ou encore la méningite. Ses cibles préférées sont les personnes très jeunes ou âgées, celles dont le système de défense contre les infections (ou système immunitaire) est altéré, ainsi que celles dont la rate est absente ou non fonctionnelle (1). Cette charmante bactérie tue ainsi à elle seule plus d'un million d'enfants par année à travers le monde !
Même si vous êtes en bonne santé, il y a de fortes chances pour que vos voies respiratoires supérieures abritent en ce moment même quelques Streptococcus pneumoniae. Cet état de " porteur sain " peut durer longtemps. La maladie ne se développe que lorsque les pneumocoques se répandent au-delà des voies respiratoires supérieures. Si la contamination reste malgré tout locale, elle peut entraîner une pharyngite, une otite moyenne (la forme la plus fréquente chez les enfants) ou une sinusite. Si elle envahit les espaces alvéolaires des poumons, elle peut conduire à une pneumonie à pneumocoques, une maladie grave et répandue qui peut s'avérer mortelle. D'autres bactéries peuvent engendrer une pneumonie, mais à elles seules, les pneumonies à pneumocoques tuent chaque année 25'000 personnes aux Etats-Unis. Si la contamination se poursuit au niveau des tissus environnants, elle peut entraîner une pleurésie ou encore une péricardite. Finalement, si les pneumocoques envahissent la circulation sanguine, ils peuvent provoquer une septicémie ou infecter d'autres endroits du corps et conduire par exemple à une infection des articulations ou à une méningite. Une infection à pneumocoques peut donc avoir des conséquences très variées, allant jusqu'à provoquer des paralysies, des lésions cérébrales voire le décès en cas de non-traitement ou de résistance à celui-ci.
CDC / Janice Carr
Fig.1 Streptococcus pneumoniae
Le choix des armes
Pour que la transmission s'opère entre deux individus, il faut un contact rapproché, c'est-à-dire une distance maximale d'un mètre ou deux. Les bactéries seules peuvent être inhalées, mais le plus souvent, la propagation tire partie des symptômes d'une autre infection virale du type rhume ou grippe : en d'autres termes, à chaque fois que vous toussez ou éternuez, vous propulsez littéralement quelques pneumocoques associés à vos sécrétions sur vos voisins immédiats !
De nombreux types ou " souches " de pneumocoques existent. Mais parmi les 84 répertoriées, seulement 23 sont à l'origine de la plupart des infections à pneumocoques. Certaines souches possèdent " une capsule " qui est constituée d'une couche de polysaccharides (sucres), alors que d'autres n'en ont pas. Ce sont les bactéries avec capsule qui sont responsables des maladies les plus graves car la capsule les protège des attaques de notre système immunitaire. Ce n'est pas la sécrétion d'une toxine qui confère à cette bactérie son pouvoir pathogène, mais simplement sa capacité de multiplication, ainsi que la structure physico-chimique de sa capsule.
Les infections à pneumocoques peuvent être prévenues par la vaccination. En effet, malgré le nombre de souches différentes qui complique beaucoup la mise au point d'un vaccin véritablement satisfaisant, différents vaccins relativement efficaces ont été obtenus depuis une vingtaine d'années. Seulement, en dépit du danger que représente la pneumonie à pneumocoques, la vaccination des personnes à risque n'est pas systématiquement appliquée. Aussi, continuant à faire des milliers de victimes chaque année, les affections à pneumocoques étaient jusqu'à présent traitées grâce à l'administration d'antibiotiques, la pénicilline constituant l'antibiotique de choix.
La montée des résistances
Un antibiotique est une substance naturelle produite par une bactérie du sol ou un champignon. A la manière d'une " arme " chimique, cette substance va agir sur d'autres espèces de bactéries, les tuant ou ralentissant leur multiplication par un mode d'action qui lui est spécifique : perturber la fabrication de sa paroi (son enveloppe externe), bloquer la fabrication de ses protéines, modifier son métabolisme énergétique ou encore bloquer la duplication de sa molécule d'ADN sont les 4 méthodes de choix pour mettre hors-jeu ses concurrentes. Mais heureusement pour nous, utilisés à faible concentration, les antibiotiques ne sont pas toxiques pour l'homme.
Seulement, pour se protéger de l'action des antibiotiques d'autres espèces, les bactéries développent naturellement des mécanismes de résistance. Deux mécanismes permettent de rendre inefficace un antibiotique : le plus fréquemment, la bactérie produit une protéine appelée " enzyme " qui - à la manière de ciseaux - va couper et ainsi inactiver l'antibiotique étranger. D'autres fois, l'antibiotique reste intact, mais il ne peut plus agir sur sa cible dans la bactérie : cette dernière devient soit " imperméable " et l'antibiotique ne peut plus pénétrer à l'intérieur, soit la cible est modifiée de telle sorte que l'antibiotique ne peut plus la reconnaître. La bactérie peut acquérir cette résistance de deux manières : une mutation dans son ADN peut " créer " le gène qui va produire la résistance ou elle peut " recevoir " le gène de résistance d'une autre bactérie déjà résistante. Ce dernier phénomène est plus important qu'on ne l'imaginait et rend compte de la rapidité avec laquelle évolue actuellement le phénomène des résistances au sein du monde bactérien.
En effet, on assiste aujourd'hui à ce qu'on appelle une " montée des résistances ". Parmi les facteurs incriminés, l'usage abusif d'antibiotiques, souvent prescrits à tort pour des infections de type viral, arrive en première position. Plusieurs études ont en effet montré que la surconsommation d'antibiotiques, ainsi que des traitements trop courts ou trop longs et parfois mal dosés étaient à l'origine de l'augmentation des souches résistantes. En vingt ans, la consommation d'antibiotiques par personne et par an a doublé. Outre la médecine humaine et vétérinaire, on utilise aussi des antibiotiques comme facteurs de croissance dans l'élevage, comme agent de protection des plantes dans les cultures et depuis peu dans les organismes génétiquement modifiés (voir Protéines à la " Une " numéro 4).
Une exposition fréquente à des antibiotiques favorise évidemment la sélection des bactéries résistantes par l'élimination des bactéries sensibles. De plus, sous cette pression sélective, les bactéries ne cessent d'évoluer en développant de nouveaux mécanismes leur permettant d'échapper à l'action des antibiotiques. Plus la résistance d'une bactérie augmente, plus on teste différents antibiotiques qui favoriseront à leur tour l'apparition de nouvelles résistances et ainsi de suite. Ce cercle vicieux s'accompagne bien sûr de conséquences en termes médicaux, mais également économiques.
D'autre part, du côté des industries pharmaceutiques, la recherche sur les antibiotiques s'est un peu reposée sur ses lauriers ou plutôt sur son important arsenal thérapeutique en matière d'antibiothérapie que l'on supposait suffisant. Aucune nouvelle famille d'antibiotiques n'a en effet été découverte depuis plus de vingt-cinq ans. Un autre motif à cet apparent " laisser-aller " réside certainement dans le fait que la mise au point d'un nouvel antibiotique est une opération longue (de douze à quinze ans), complexe et coûteuse.
Ces dernières années, l'émergence de souches résistantes a commencé à considérablement compliquer le traitement des affections attribuables à Streptococcus pneumoniae : 40% des souches de pneumocoques sont devenues résistantes à la pénicilline, aux céphalosporines, ainsi qu'à l'érythromycine. Autre phénomène inquiétant : l'apparition des multi-résistances. Par exemple, dans 70% des cas, les résistances à la pénicilline et à l'érythromycine se trouvent associées dans la même souche de Streptococcus pneumoniae. En France, cette résistance est particulièrement prononcée : de 4% en 1987, elle serait passée à 48% en 1997.
Un bactériophage au secours de la médecine
Il devenait donc urgent de découvrir un nouveau traitement. C'est semblerait-il chose faite puisqu'une équipe de l'Université Rockefeller de New York a récemment publié des résultats impressionnants. Pour les obtenir, ils ont tiré parti des propriétés de ce que l'on appelle les " bactériophages ".
Un bactériophage n'est rien d'autre qu'un virus qui infecte uniquement les bactéries. Appelé également " phage ", un bactériophage présente une grande spécificité par rapport à l'espèce de bactéries sur laquelle il jette son dévolu. Après fixation sur la surface de l'une d'entre elles, son matériel génétique (c'est-à-dire de l'ADN ou de l'ARN) est introduit à l'intérieur de celle-ci. Une fois " dans la place ", le phage va se mettre à se multiplier en utilisant toute la machinerie complexe de cette cellule. Quand il atteint un nombre suffisant, il peut employer différentes stratégies pour détruire la bactérie qu'il a " squattée ". Les nouveaux virus ainsi libérés iront ensuite infecter d'autres bactéries.
Comme tout bactériophage qui se respecte, le phage Dp-1 - spécifique de Streptococcus pneumoniae - possède un système lui permettant de " s'échapper " de la bactérie en temps voulu. Il s'agit en fait d'une enzyme appelée une amidase : cette protéine est capable de " digérer " la paroi qui délimite le pourtour de la bactérie. L'amidase du phage Dp-1 se nomme Pal.
Les chercheurs de l'Université de New York ont exposé des bactéries Streptococcus pneumoniae à la protéine Pal purifiée. Quelques secondes seulement après être entrée en contact avec les bactéries, cette protéine a réussi à tuer 15 souches communes de Streptococcus pneumoniae, incluant des souches extrêmement résistantes à la pénicilline, en détruisant leur paroi.
Dans la deuxième phase de l'expérience, les chercheurs ont vérifié la capacité de Pal à tuer Streptococcus pneumoniae " in vivo ", c'est-à-dire à l'intérieur d'un organisme vivant, ici une souris de laboratoire. Cinq heures seulement après l'administration du premier traitement avec Pal à des souris au préalable infectées, toute trace de Streptococcus pneumoniae avait disparu dans les lavements nasaux effectués sur ces souris. Première conclusion : les pneumocoques se trouvant sur la muqueuse nasale et pharyngienne sont extrêmement sensibles à l'action de Pal. Quelques jours après le traitement, les chercheurs ont constaté la réapparition de pneumocoques ayant survécu aux traitements dans quelques animaux. Cependant, ces bactéries se sont révélées incapables de recoloniser le pharynx de ces souris. De plus, l'exposition répétée des pneumocoques à de faible concentration de Pal n'a pas conduit à l'apparition de souches résistantes à l'action de celle-ci. Pour couronner le tout, cette protéine semble aussi n'avoir que peu ou pas du tout d'effet sur les microorganismes qui se trouvent naturellement dans le pharynx humain.
La stratégie de demain
Véritable révolution dans le domaine du traitement des maladies infectieuses, l'antibiothérapie a permis de sauver de très nombreuses vies. Mais aujourd'hui, le phénomène de résistance aux antibiotiques - lié à l'évolution naturelle des bactéries - a atteint une ampleur alarmante. Les cas de multi-résistances, c'est-à-dire de bactéries devenues résistantes en même temps à plusieurs familles d'antibiotiques, se multiplient, tout comme les échecs thérapeutiques. Des maladies que l'on croyait éradiquées refont leur apparition. Les infections respiratoires, la méningite, les maladies sexuellement transmissibles gagnent du terrain face à des traitements dont l'efficacité est en perte de vitesse. Ainsi, la bactérie responsable de la tuberculose, que l'on croyait maîtrisée, est en recrudescence sous nos latitudes. Face à ce problème mondial, les premiers résultats obtenus avec Streptococcus pneumoniae apparaissent comme une lueur d'espoir. En effet, il existe des bactériophages spécifiques et donc létaux pour presque toutes les bactéries. Par conséquent, cette méthode pourrait bien être applicable à d'autres pathogènes. Ouvrant la voie à de nouveaux traitements, le salut du monde passera peut-être par les virus.