Dossier n°4, décembre 2001

KP4 : Quand le blé s'arme d'une protéine tueuse

par Sylvie Déthiollaz

[ KP4 : Quand le blé s'arme d'une protéine tueuse ]

KP4, un détergent ? Un additif pour carburant ? Je vous le donne en mille. Non, une fois de plus il s'agit d'une protéine. Mais pas n'importe laquelle. KP4 est l'abréviation de " Killer protein 4 ", ce qui signifie en français " la protéine tueuse 4 ", excusez du peu ! Mais rassurez-vous, derrière ce nom inquiétant se cache une protéine qui ne peut se targuer de faire trembler que certaines moisissures et d'être aujourd'hui devenue - indirectement - l'objet d'enjeux biotechnologiques et économiques. [PDF] [english]

Le 19 novembre dernier, l'Office fédéral de l'environnement, des forêts et du paysage (OFEFP) rejetait la demande formulée par des chercheurs de l'Ecole Polytechnique Fédérale de Zürich (EPFZ) relative à un essai de plantation de blé génétiquement modifié. C'est pour lui permettre de produire une protéine appelée KP4 que le gène d'un virus a été introduit dans le blé. Cette protéine devrait lui assurer une protection contre la carie du blé - une maladie causée par le champignon Tilletia tritici. L'objectif principal de cette recherche à caractère fondamental était de vérifier dans des conditions naturelles la résistance du blé modifié génétiquement à ce champignon. Au-delà de la polémique qui entoure cette décision très controversée, voilà le débat sur les plantes transgéniques à nouveau relancé. Pourtant, à travers cet exemple précis, la nature nous rappelle ironiquement qu'en ce qui concerne la création d'organismes transgéniques, elle ne nous a pas attendu.

Des champignons peu ragoûtants

[ Epi de blé sain à gauche et atteint de la carie du blé à droite ]

Fig.1 Epi de blé sain à gauche et atteint de la carie du blé à droite.

A l'énoncé du mot " champignons ", on pense en général à bolets, morilles, pleurotes ou l'on se surprend à imaginer une appétissante cassolette de chanterelles. Pourtant, il existe une autre catégorie de champignons, nettement moins excitants du point de vue gastronomique et qui, contrairement aux premiers, ne sont constitués que d'une seule cellule. C'est le cas des levures qui nous permettent de faire le pain ou la bière, ou encore des moisissures. Parmi cette dernière catégorie, la famille des Ustilago et celle des Tilletia comprennent des espèces qui attaquent les plantes comme le blé, l'orge, le maïs ou l'avoine.

Ces champignons - qui envahissent les semis - ne peuvent être détectés avant la floraison. Les graines malades se chargent alors de propager l'infection. Même légère, une attaque par le champignon Tilletia tritici peut avoir des répercussions économiques importantes, car le blé infecté dégage une odeur et un goût de … poisson pourri ! Quelques épis malades au milieu d'un champ suffisent pour déclasser toute la récolte. De plus, le composant chimique à l'origine de cette odeur nauséabonde (le triméthylamine) est toxique. Bien sûr il existe des traitements chimiques efficaces, mais les graines destinées à l'alimentation humaine ou animale ne peuvent pas être traitées. Cela entraîne des problèmes sanitaires car les cargaisons de graines destinées à la consommation sont susceptibles de propager l'infection. A l'heure actuelle, cette maladie - qui a pratiquement disparu en Suisse - cause encore des ravages importants dans les pays en voie de développement.

Quand les champignons pactisent avec les virus

Le champignon Ustilago maydis a une particularité. Il peut être infecté par des virus. Cela n'a en soi rien d'extraordinaire, mais il ne s'agit pas de n'importe quels virus.

[ Grain de blé sain à gauche et infecté à droite ]

Fig.2 Grain de blé sain à gauche et infecté à droite

En réalité, il s'agit plus précisément de différentes souches de virus qui produisent chacune une protéine KP différente. Chaque protéine KP a des propriétés qui lui sont propres et une action très spécifique : alors que le champignon infecté est insensible à sa propre KP, celle-ci sera toxique pour les Ustilago maydis non-infectés ou ceux infectés par un virus produisant une autre protéine KP (par exemple la protéine KP6). En d'autres termes et sans que la main de l'homme n'y soit pour quelque chose, ce champignon utilise un transgène pour produire une protéine d'une autre espèce qui l'aidera à s'imposer dans un milieu au détriment d'autres moisissures !

Une fois produite et sécrétée à l'extérieur du champignon, KP4 va s'attacher à la surface des autres moisissures qu'elle rencontre. Fonctionnant un peu comme un " bouchon cellulaire ", la protéine KP4 va bloquer les canaux à calcium, sorte de " trous " se trouvant dans l'enveloppe des cellules et destinés à permettre au calcium qui se trouve dans le milieu de pénétrer à l'intérieur de la cellule. Le manque de calcium - qui joue un rôle très important dans de nombreux mécanismes cellulaires - sera rapidement fatal à la moisissure qui ne pourra plus ni croître, ni se multiplier.

Un si petit champ qui fait si grand cas

Les protéines KP sont également toxiques pour les moisissures de la famille des Tilletia. En introduisant, le gène du virus qui contient la recette pour fabriquer KP4 dans les cellules du blé, les chercheurs de l'EPFZ espèrent le rendre résistant à une infection par Tilletia tritici. Pour tester cela dans des conditions entièrement naturelles, leur projet prévoyait de planter le blé modifié sur une surface de 8 m2 à l'intérieur d'un terrain de 90 m2. Alors qu'un grand nombre de mesures de sécurité avaient été prévu, le projet a été refusé. Principal motif : impossibilité d'évaluer les risques potentiels pour l'homme et l'environnement.

[ Structure tridimensionnelle de la protéine KP4 ]

Fig.3 Structure tridimensionnelle de la protéine KP4

Pourtant, les études réalisées par les chercheurs de l'EPFZ ont montré l'innocuité de KP4 sur une variété d'organismes allant de la bactérie aux cellules humaines. Reste néanmoins la possibilité que KP4 possède un effet allergisant, ce qui peut être le cas de toute protéine produite en grande quantité et dans n'importe quel organisme. Afin d'éviter ce genre de risque, il est essentiel de pouvoir moduler de manière adéquate la production d'une protéine transgénique. Dans le cas présent, il semble que l'une des raisons qui a conduit au rejet du projet soit justement le manque de données concernant la concentration de la protéine dans les différentes parties de la plante.

D'autres motifs invoqués n'ont pas directement à voir avec la protéine KP4. C'est le cas de celui qui semble avoir fait pencher la balance en défaveur du projet. Il concerne l'introduction dans le blé d'un gène de bactérie produisant une protéine impliquée dans la résistance à un antibiotique utilisé en médecine humaine : l'ampicilline. L'introduction de ce gène est une procédure tout à fait classique lors de la fabrication d'organismes transgéniques. Elle permet de tester facilement en cours de fabrication quels sont les organismes qui ont intégré le gène étranger désiré (en l'occurrence celui pour KP4) et d'éliminer ceux qui ne l'ont pas. L'inquiétude des experts concerne un éventuel risque de propagation de ce gène de résistance à d'autres bactéries pathogènes pour l'homme, qui ne pourraient alors plus être combattues avec l'ampicilline. Alors qu'il serait tout à fait possible à l'heure actuelle d'éviter l'utilisation de ces gènes de résistance, on se demande bien pourquoi les chercheurs persistent à employer cette technique s'exposant à chaque fois à des critiques évidentes. Quoiqu'il en soit gageons que KP4 refera parler d'elle !

Illustrations

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