Dossier n°3, octobre 2001
Les toxines de l'Anthrax : un trio diabolique
par Sylvie Déthiollaz
Impliquée dans une vague d'actes criminels aux Etats-Unis, l'anthrax - une maladie du bétail connue depuis de nombreuses années - refait parler d'elle en tant qu'arme biologique. Derrière ce nom qui sonne comme celui d'un super héros de comics américains des années 50, se cache en réalité une bactérie et surtout un redoutable trio de protéines. [PDF] [english]
Il y a encore quelques semaines, personne - ou presque - n'avait jamais entendu parlé de l'anthrax. Pourtant, cette maladie intéresse depuis longtemps les équipes militaires spécialisées dans la mise au point d'armes biologiques et ceci, en raison des qualités particulières de la bactérie qui lui est associée et de celles de ses dangereuses toxines.
Bacillus anthracis, une bactérie courante mais très résistante
Aussi connue sous le nom de maladie du charbon, l'anthrax est provoquée par la bactérie Bacillus anthracis, découverte en 1863 par le zoologiste français Casimir-Joseph Davaine. Dans un milieu hostile comme la terre, cette bactérie possède la capacité de se transformer en spore : protégée par une coque rigide, elle devient alors très résistante aux variations de température, d'acidité, ainsi qu'aux désinfectants et peut survivre sous cette forme pendant plusieurs années. Mais dans un milieu riche comme le sang d'un animal ou d'un humain, elle se multiplie rapidement.
Fig.1 Bacillus anthracis
Ce sont les herbivores domestiques comme les bovidés, les moutons ou les chèvres qui constituent les principales victimes de l'anthrax. La bactérie habitant normalement dans le sol, les animaux sont contaminés en ingérant de l'herbe, du fourrage ou de l'eau souillés par des spores. Si l'animal présente une lésion au niveau de la bouche, les spores peuvent pénétrer dans le sang où ils vont "germer", c'est-à-dire proliférer une fois qu'ils se seront débarrassés de leur coque. Evoluant rapidement en septicémie mortelle, l'infection se traduit par de la fièvre, un dème sanguinolent du pharynx et un noircissement du sang qui est à l'origine du nom de la maladie (1).
Cependant, au contact d'animaux malades et surtout en manipulant leurs dépouilles, l'homme peut aussi contracter l'anthrax. Vétérinaires, éleveurs et tanneurs sont donc en première ligne. Pour pénétrer dans l'organisme, Bacillus anthracis peut utiliser différentes "portes d'entrée" qui aboutissent à trois formes différentes de la maladie. Dans la voie cutanée, les spores s'engouffrent par une blessure ouverte de la peau. Représentant la forme la plus courante (95% des cas d'anthrax), elle se soigne relativement bien et n'est qu'exceptionnellement mortelle. C'est la forme pulmonaire - contractée en inhalant des bactéries - qui est la plus grave. Finalement, la forme digestive peut être attrapée en ingérant de la viande contaminée, mais cela reste extrêmement rare.
Trois protéines pour un mécanisme exemplaire
Si le Bacillus anthracis est aussi virulent, c'est surtout parce qu'il produit deux toxines mortelles pour les cellules de l'organisme infecté. Ces deux toxines sont en réalité composées par trois protéines aux noms évocateurs : l'antigène protecteur (abrégé ici par AP), le facteur létal (FL) et le facteur démateux (FE). Séparément, aucune de ses protéines n'est toxique. Pourtant, lorsque la protéine AP s'associe à la protéine FE, la toxine ainsi formée - appelée "toxine démateuse" - provoque la formation d'dème. Et si AP s'associe avec LF, elles forment ensemble la "toxine létale" qui est, elle, responsable de la mort des animaux ou des personnes infectés.
La protéine AP joue donc un rôle central dans la maladie. En fait, c'est elle qui permet de faire pénétrer les protéines FE et FL à l'intérieur des cellules de l'organisme atteint, selon un mécanisme très élégant. Au cours de la première étape, une protéine AP s'attache à la surface d'une des cellules, en se liant de manière spécifique à une protéine de son enveloppe. Une fois "arrimée", AP va pouvoir se lier à d'autres protéines AP également présentent à la surface de la cellule. Sept protéines AP vont ainsi s'unir en formant une sorte d'anneau. Cet anneau a la capacité de lier une protéine FE ou une protéine FL, mais pas les deux en même temps. Une fois FE ou FL liée, l'enveloppe de la cellule va se creuser de manière à englober l'anneau à l'intérieur de la cellule. L'anneau lié à FL ou FE se retrouve ainsi dans une sorte de sac à l'intérieur de la cellule. A ce moment là, l'anneau s'insère dans le sac pour créer une sorte de trou par lequel FL ou FE peuvent s'échapper et pénétrer dans la cellule.
La protéine qui joue le rôle de récepteur pour la protéine AP vient d'être identifiée, ce qui va permettre une investigation plus fine de ce mécanisme et, peut-être, ouvrir la voie au développement de nouvelles approches thérapeutiques. Une fois à l'intérieur de la cellule, FL et FE vont agir différemment. Mais l'enchaînement des événements conduisant au développement de la maladie n'est pas encore très clair pour l'instant.
Avec l'aimable autorisation de la Havard Medical School
Fig.2 Modèle du mode d'entrée dans la cellule des deux toxines de l'anthrax
La protéine FL est une protéase. Sorte de "ciseaux moléculaires", le rôle d'une protéase est de couper à des endroits bien précis d'autres protéines qui lui sont spécifiques. Ainsi, FL agit sur un groupe de protéines très important, impliqué dans un système complexe de communication à l'intérieur de la cellule : les MAPKK (2).
Pour comprendre à quoi sert ce système de communication, il faut s'imaginer une cellule comme une sorte d'usine spécialisée dans la production de protéines. Comme n'importe quelle entreprise, la cellule comporte différents services qui doivent communiquer entre eux pour assurer la bonne marche de l'usine. De plus, cette fabrique particulière est aussi en relation avec son environnement, qui lui envoie toutes sortes d'informations ou de commandes, sous la forme de signaux chimiques. Une fois à l'intérieur de la cellule, ces messages devront être transmis au service concerné. C'est le rôle des MAPKK. En réponse à des signaux provenant de l'extérieur, ces protéines déclenchent des cascades de réactions en chaîne à l'intérieur de la cellule, jusqu'à ce que le message soit délivré au bon endroit.
La coupure produit par FL inactive certaines des MAPKK, ce qui bloque la transmission des signaux. Mais il est probable que FL agisse également sur d'autres protéines encore non identifiées. De son côté, FE agit aussi sur le système de signalisation interne, puisque sa fonction est de produire dans la cellule une petite molécule - l'AMP cyclique - qui est une sorte de "messager interne". Bien que la suite d'événements qui conduit à la maladie soit encore confuse, il est évident que la destruction ou même la simple perturbation du système de communication interne de la cellule puisse avoir des conséquences extrêmement graves pour son bon fonctionnement.
Un vaccin, oui, mais pas pour tout le monde
Capable de décimer un troupeau en quelques jours, la maladie du charbon demeura longtemps la "bête noire" des éleveurs. Entre 1877 et 1881, Pasteur et ses collègues étudient l'épidémiologie de cette maladie et mettent en évidence le rôle pathogène du Bacillus anthracis. Cette étude leur permet de développer un vaccin. Le vaccin anticharbonneux - tel est son nom - est "vivant", c'est-à-dire qu'il correspond à une souche de bactérie dont la virulence est atténuée. Grâce à la vaccination, l'anthrax est aujourd'hui devenue une maladie très rare, ce qui a rendu immédiatement suspects les récents cas humains recensés aux Etats-Unis.
Chez l'homme, les symptômes de la maladie varient en fonction de la façon dont celle-ci a été contractée. Quand l'infection est cutanée, une sorte de pustule se forme autour de la lésion, qui se transforme peu à peu en ulcération noirâtre. En absence de traitement, les bactéries envahissent secondairement la circulation sanguine, ce qui conduit à une septicémie. Si les spores ont été ingérées, la maladie se manifeste de manière brutale et pernicieuse : nausées, diarrhées accompagnées de sang, suivies très vite d'un choc septique. Si les spores ont été inhalées, l'infection débute comme un simple rhume accompagné de fièvre, de douleur et de toux. Puis rapidement les symptômes s'aggravent : détresse respiratoire grave, état de choc. Finalement, la mort survient environ trois jours après l'apparition des premiers symptômes.
Actuellement, le seul traitement de l'anthrax repose sur l'emploi précoce d'antibiotiques. S'ils sont administrés très rapidement, Bacillus anthracis est sensible à la plupart d'entre eux. A moins de savoir que l'on a été exposé, il est pourtant difficile de se prémunir contre cette maladie, puisque pour être vraiment efficace le traitement doit débuter avant l'apparition des premiers symptômes. Aux Etats-Unis, un vaccin humain - celui-ci exempt de toute bactérie vivante ou morte - a été mis au point dans les années 60. Disponible en trop faible quantité pour pouvoir être largement distribué, il est pour l'instant réservé aux professions à risque (vétérinaires, personnels de laboratoire de recherche, militaires etc.).
L'anthrax constitue-t-il une réelle menace ?
Fig.3 Spores de Bacillus anthracis
Disséminées au moyen d'aérosols, les spores de Bacillus anthracis peuvent donc constituer, grâce à leur grande résistance, une arme bactériologique efficace. En 1979, cette maladie fut même au cur d'un des plus graves accidents bactériologiques de l'histoire dans l'usine Biopreparat de Sverdlovsk dans l'Oural, où elle causa la mort d'une centaine de personnes.
Pourtant, il ne faut pas oublier que cette bactérie n'est pas à l'heure actuelle- et de loin - la plus dangereuse, puisqu'elle provoque une maladie qui n'est elle-même pas contagieuse et que l'on sait relativement bien soigner : le seul problème réel résidant dans l'établissement d'un diagnostic suffisamment précoce. A défaut d'être vraiment rassurante, cette constatation permet tout de même de relativiser un peu la situation, car pour l'instant ce serait plutôt la panique qui se propagerait comme un mauvais rhume...