Dossier n°2, septembre 2001
L'EPO, une hormone stupéfiante
par Sylvie Déthiollaz
Avec l'arrivée d'une nouvelle génération de produits dopants issus de la biotechnologie, le sport a basculé dans l'ère scientifique. Produite par génie génétique, l'EPO recombinante fait tomber les records - et presque autant de sportifs - depuis son apparition dans les stades. Cependant, avant de devenir l'ennemi public numéro un, cette protéine a permis d'améliorer la vie de milliers de personnes et mérite aujourd'hui d'être réhabilitée. Gros plan sur une protéine qui défraie la chronique. [PDF] [english]
Chaque année, les beaux jours nous amènent leur cortège de manifestations sportives. Mais depuis l'été 98 - lorsque les coureurs de l'équipe Festina avouèrent "carburer", entre autres, à l'EPO - les records déchaînent plus de polémiques que de passions. Chaque nouvelle performance est entourée d'un parfum de suspicion : sur les stades plane le spectre du dopage.
Pourtant le dopage ne date pas d'hier. Tout au long de l'Histoire, l'homme fut séduit par la possibilité d'augmenter ses capacités physiques et intellectuelles. Il s'agissait tout d'abord de rester en vie dans un milieu qui lui était hostile, en étant le plus fort face à l'animal ou à l'ennemi. De la préparation guerrière à la performance sportive, il n'y avait qu'un pas qui fut franchi avec les premiers Jeux Olympiques. Dans la Grèce antique, les performances sportives renforçaient, pensait-on, le pouvoir des Dieux "amicaux" et la prise de stimulants était déjà monnaie courante aux JO de l'époque. Les anciens grecs croyaient aux vertus de la viande de buf pour améliorer les performances des lutteurs et de celle d'antilope pour les sauteurs !
Mais au fil des siècles, les recettes se sophistiquent et les motivations changent. La mondialisation du sport a renforcé le chauvinisme et les enjeux économiques ont remplacé la bienveillance des Dieux. Après les "potions magiques" du début du siècle, importées en droite ligne de l'hippisme, ont succédé les amphétamines. Mises au point dans les laboratoires de l'Allemagne nazie, elles étaient très prisées des pilotes de la deuxième guerre mondiale avant de passer dans le milieu sportif une fois la paix revenue. Elles seront utilisées jusqu'à l'apparition des premiers tests antidopage dans les années 70. Dès lors, s'enchaînent alternativement les victoires des toxicologues côté "tricheurs" ou côté lutte antidopage : corticoïdes, stéroïdes anabolisants, testostérone, hormone de croissance jalonnent les trente dernières années. Avec l'apparition des hormones, les dopants deviennent vraiment efficaces. Ce ne sont plus seulement des stimulants, ils accroissent réellement les performances. Un dopage d'entraînement succède au dopage au coup par coup. Peu à peu, grâce aux biotechnologies, les substances entièrement artificielles n'ayant aucun équivalent endogène vont être remplacées par des substances qui miment parfaitement les substances produites naturellement par notre organisme, ce qui rend leur détection beaucoup plus difficile. C'est le cas de la dernière en date, l'EPO, le dopant phare des années 90.
Les vertus thérapeutiques de l'EPO
Fig.1 Globules rouges humains (taille réelle : 8 microns)
E-P-O : trois lettres qui s'associent immédiatement dans l'esprit de chacun avec cyclisme, Tour de France et dopage. Cette mauvaise réputation a tendance à faire oublier que l'EPO est une substance produite naturellement par le corps et qui fut d'abord utilisée pour ses vertus thérapeutiques. En effet, l'EPO (ou érythropoïétine) est une protéine et plus précisément une hormone, c'est-à-dire une substance produite par une glande et déversée dans le sang pour lui permettre d'atteindre le ou les organes sur lesquels elle agit. Principalement produite par le rein (et un peu aussi par le foie), l'EPO agit sur la moelle osseuse, où elle stimule la production des érythrocytes, en d'autres termes : les globules rouges. Principales cellules du sang, les globules rouges ont pour rôle de transporter les molécules d'oxygène que nous respirons. Pour s'acquitter de cette tâche, ils sont remplis d'une protéine appelée "hémoglobine" qui est un transporteur d'oxygène. Une seule de ces protéines peut lier jusqu'à quatre molécules d'oxygène. Lorsque le sang traverse nos poumons, les molécules d'hémoglobine prennent en charge les molécules d'oxygène que nous inhalons et les transportent jusqu'à chaque cellule de notre corps. Là, les molécules d'oxygène sont échangées contre les molécules de gaz carbonique que nos cellules produisent comme déchet en "travaillant" à leurs diverses fonctions. Une fois délivré aux cellules, l'oxygène sera utilisé pour fournir l'énergie dont elles ont besoin pour fonctionner. Les molécules de gaz carbonique sont ensuite rapportées par les globules rouges aux poumons où nous les exhalons avant d'inspirer une nouvelle bouffée d'oxygène.
Cependant, rien n'est éternel en ce bas monde et les globules rouges n'échappent pas à la règle. Après environ 120 jours, ils sont éliminés dans le foie et dans la rate par d'autres cellules appelées des macrophages. Plus de 100 milliards de globules rouges sont ainsi détruits chaque jour chez chacun d'entre nous ! C'est pourquoi la moelle osseuse doit en produire constamment de nouveaux. De manière naturelle, c'est la diminution de la quantité d'oxygène dans l'organisme, provoquée par une insuffisance en globules rouges ou lors d'un séjour en altitude, qui stimule les cellules du rein afin qu'elles produisent et déversent plus d'EPO dans le sang. Une fois parvenue dans la moelle osseuse, l'EPO va reconnaître spécifiquement à la surface des érythrocytes en cours de développement (ils ne produisent pas encore d'hémoglobine) une protéine que l'on appelle un récepteur. Sa liaison à celui-ci va activer une série de réactions en chaîne à l'intérieur de la cellule qui aboutira à la multiplication et au développement final de cette dernière. Une fois mature, les érythrocytes produits seront relâchés dans la circulation sanguine.
Fig.2 Structure d'une molécule d'Hémoglobine
Grâce à ses propriétés, cette hormone a très vite conquis le monde médical en offrant une nouvelle vie à des milliers de patients souffrant d'anémie, qu'elle soit due à une atteinte du rein (le principal producteur de l'hormone), à certaines chimiothérapies, ou encore à l'utilisation de la zidovudine (AZT) dans les cas de SIDA. Une capacité physique réduite, une grande fatigue, des maux de tête et un manque de souffle rendaient jusque là toute vie normale impossible pour ces patients.
Malheureusement, la production d'EPO en laboratoire est longtemps restée impossible. D'une part, parce que la concentration de l'hormone étant extrêmement faible dans l'urine ou le sang humain, une production naturelle était irréalisable. D'autre part, parce que la taille de cette protéine et la complexité de sa structure rendaient une synthèse chimique trop compliquée. Aussi, il fallut attendre les années 80 pour que le génie génétique rende possible la production d'EPO pure en quantité suffisante. Cette technique permet d'introduire un gène étranger à l'intérieur d'une cellule. Une fois placée dans un environnement approprié, cette cellule va se multiplier jusqu'à former une "culture de cellules" fabriquant toutes, en plus de leurs propres protéines, la protéine étrangère. Aujourd'hui, cette hormone est produite de façon industrielle à partir de culture de cellules de hamster dans lesquelles le gène humain de l'EPO a été introduit. La protéine humaine fabriquée en grande quantité est ensuite purifiée. Cette EPO dite "recombinante" ne diffère pratiquement pas de l'EPO physiologique. Administrée en cas d'anémie, elle permet d'éviter les pénibles transfusions sanguines - ainsi que les divers dangers qu'elles comportent - qui représentaient jusque là le seul traitement possible.
Et l'EPO séduisit les sportifs
Bien entendu, les qualités de l'EPO ne pouvaient pas échapper au milieu sportif. En augmentant le nombre des "transporteurs d'oxygène" dans le sang, cette hormone permet d'accroître la quantité d'oxygène présent dans l'organisme. Pour les disciplines sportives d'endurance comme le cyclisme, où de grands volumes d'oxygène sont nécessaires, cette perspective était plus que séduisante. Jusqu'à l'apparition de l'EPO, les sportifs pouvaient obtenir naturellement cet accroissement du nombre de leurs globules rouges par un entraînement en altitude ou, déjà plus artificiellement, par séjour dans une chambre hypobare ou hypoxique et de manière illicite par autotransfusion sanguine. Avec l'EPO, les poumons, le cur et les muscles reçoivent tellement d'oxygène qu'ils peuvent travailler à 200% sans que la fatigue ne se fasse sentir. De plus, l'acide lactique n'apparaît pas aussi vite. Produit par les cellules au cours d'un travail musculaire intense quand l'oxygène vient à manquer, c'est à lui que l'on doit cette sensation douloureuse qui accompagne l'effort et les courbatures. Résultat: on n'a jamais vu les records se succéder aussi rapidement. Dix ans après l'introduction sur le marché de l'EPO recombinante, l'érythropoïétine semble bien être devenue la méthode de choix pour stimuler les muscles de nombreux sportifs en mal de performances.
Mais peut-on suivre un tel régime sans risque ? En réalité, les effets secondaires de l'EPO ont été étudiés dans un cadre thérapeutique, c'est-à-dire chez des patients souffrant d'anémie. Dans ces conditions, des doses élevées d'EPO provoquent un épaississement du sang qui est du à l'augmentation du nombre de globules rouges circulants. La résistance à l'écoulement étant augmentée, le cur doit "pomper" beaucoup plus. En conséquence, le risque de thrombose, d'infarctus cérébral et myocardique ainsi que d'embolie pulmonaire est accru. A long terme, ce traitement peut également déclencher des maladies auto-immunes, de l'hypertension artérielle ou un cancer de la moelle osseuse. D'autres désagréments tels que palpitations cardiaques, douleurs musculaires, éruptions cutanées, nausées et maux de tête violents ont aussi été décrits. Mais les effets secondaires de l'EPO n'ont jamais été étudiés sur des sujets en bonne santé, sportifs de surcroît. Tout est probablement affaire de dosage, mais dans l'escalade du dopage auquel on assiste actuellement, il est à parier que les doses d'EPO utilisées n'ont rien d'homéopathiques. D'ailleurs, sans que cela ne soit formellement prouvé, l'EPO est fortement soupçonnée d'être à l'origine d'un certain nombre de morts suspectes par arrêt cardiaque survenues parmi les sportifs ces dernières années.
Dépistage : dix ans trop tard
Depuis plus de 10 ans, la prise d'EPO est interdite par la Commission Internationale Olympique. Malheureusement, l'hormone de synthèse ne diffère pratiquement pas de l'hormone sécrétée naturellement par l'organisme. Sur le plan chimique, les deux molécules sont tellement proches que jusqu'à peu, il était impossible de les différencier. Un athlète était suspecté de dopage si son hématocrite - le taux de globules rouges dans le sang - était élevé. Une simple goutte de sang suffisait pour le mesurer, mais ce taux, qui avoisine normalement les 40 %, est très variable d'un individu à l'autre et même chez le même individu, par exemple après un stage en altitude. On pouvait donc être au-dessus de la limite autorisée, qui est de 50%, sans être pour autant dopé à l'EPO. A l'inverse, une injection de sérum physiologique suffisait pour diluer son sang et faire baisser un hématocrite trop élevé.
Mais depuis une année, il est possible à partir d'un simple échantillon d'urine de différencier EPO de synthèse et EPO physiologique, car une petite différence existe malgré tout entre les deux. Reprenons notre image favorite du collier de perles pour représenter une protéine. Une fois produit, le collier va encore subir un certain nombre de modifications qui ne changent pas l'ordre de ses perles. Parfois, des "décorations" sont ajoutées aux perles. Or ces décorations seront différentes selon l'espèce et le type de cellules dans lesquelles la protéine est fabriquée. On obtient ainsi des protéines légèrement différentes appelées des "isoformes". Dans le cas de l'EPO, on suppose que ces différentes isoformes sont dues à la glycosylation : des molécules de sucre sont "collées" sur la protéine. Les molécules de sucre possédant une charge négative, l'hormone recombinante qui porte moins de sucres que l'hormone naturelle est moins chargée négativement. Cette différence de charge va permettre de séparer les isoformes au moyen d'un champ électrique. La présence des différents isoformes permettra de distinguer entre une origine endo- ou exogène de l'EPO. Il existe plusieurs marques d'EPO recombinantes sur le marché qui diffèrent par leur nombre de molécules de sucres. Le test mis au point par une équipe française est si sensible qu'il a même pu faire la distinction entre deux produits différents : l'Eprex de Janssen-Cilag et le NeoRecormon de Roche.
Mais l'EPO étant rapidement éliminée par l'organisme, son dépistage direct est limité à quelques jours seulement après la dernière prise, alors que l'amélioration de la performance physique va subsister encore une à deux semaines. Par conséquent, le test est surtout utile en dehors des compétitions ou dans le cadre d'épreuves sportives de longue durée, tel que le Tour de France cycliste, où les sportifs doivent poursuivre leurs injections au fil des étapes. Parallèlement, une équipe australienne a mis au point une méthode de dépistage sanguin indirect en étudiant des paramètres du sang altérés par l'administration d'EPO exogène. Cette méthode permet de suspecter une prise d'EPO plus ancienne - de l'ordre d'une dizaine de jours - mais ne peut malheureusement pas la reconnaître formellement.
Ne serait-il pas possible alors de lutter contre le dopage à l'EPO en ajoutant pendant sa préparation un marqueur détectable lors des contrôles ? Un peu à l'image d'Astérix démasquant les athlètes romains qui avaient triché aux Jeux Olympiques au moyen d'un colorant bleu mélangé à la potion magique ! Ne souriez pas, sous la pression américaine, ce procédé a déjà été utilisé par Roche dans le cas du Rohypnol, un médicament contre l'insomnie aussi utilisé comme stupéfiant. Malheureusement, modifier la formule de l'EPO reviendrait à créer un nouveau médicament, ce qui impliquerait nécessairement de nouveaux essais cliniques, donc un processus long mais surtout coûteux. Pour l'instant, cette perspective n'enchante guère les firmes pharmaceutiques concernées. D'ailleurs, malgré la mauvaise publicité que le dopage à l'EPO leur attire, on se demande à vrai dire quel serait leur intérêt à voir la situation changée quand on sait que, dix ans après son introduction sur le marché, 80% des ventes d'EPO seraient destinés au dopage...
De toute manière, le problème est ailleurs : les tests de dépistage de l'EPO arrivent dix ans trop tard. Les produits ont déjà évolué. Ainsi, de nouvelles formes d'EPO bien plus difficiles à détecter sont apparues. Comme l'EPO "retard" qui diffuse plus lentement dans l'organisme et permet de réduire le traitement à une injection par semaine au lieu de deux ou trois. Agissant plus longtemps par la présence d'une concentration plus faible mais permanente, l'EPO "retard" va, dans un premier temps, résister aux tests de dépistage. Ou encore l'EPO-like, qui représente seulement la partie active de l'EPO sans le reste de la molécule, ce qui permet d'éviter les intolérances. Des alternatives à l'EPO sont également disponibles, aussi efficaces qu'elle, mais qui n'augmentent pas le nombre des globules rouges et donc indécelables par les tests actuels. Il s'agit de produits semi-synthétiques comme l'hémoglobine réticulée ou les perfluorocarbures (PFC) qui sont aussi d'excellents transporteurs d'oxygène dans le sang.
Le dopage de demain
Depuis une dizaine d'années, les biotechnologies ont envahi le monde du sport. La lutte antidopage a certes remporté une victoire importante avec cette méthode de détection de l'EPO dans l'urine, mais il n'y a pas que l'EPO, loin de là. D'autres hormones recombinantes détournées de leur vocation thérapeutique et encore indécelables ont envahi les stades. C'est le cas de l'hormone de croissance, une autre protéine produite par génie génétique, qui est souvent prise en "cocktail" avec l'EPO. Personne ne connaît exactement les conséquences de leur absorption à long terme, mais elles impliquent probablement des risques cardio-vasculaires et cancéreux.
Il est évident que les techniques de contrôle auront toujours un temps de retard sur les méthodes de dopage et, à ce titre, les protéines recombinantes ne sont encore qu'un avant goût des possibilités qu'offrent ces nouvelles technologies. A plus ou moins long terme, la thérapie génique pourrait par exemple permettre à l'organisme de produire de lui-même les substances dopantes, en introduisant les gènes correspondants dans les cellules des sportifs. Les hormones ainsi produites seraient alors impossibles à différencier des hormones endogènes, puisque cette fois produites dans des conditions en tous points identiques. Les méthodes de contrôle antidopage seraient alors à revoir de fond en comble. Science-fiction ? L'avenir nous le dira. Mais les progrès de la biotechnologie réservent sans doute des jours sombres pour la lutte antidopage.