Dossier n°1, avril 2001
Vache folle et Nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob: Le prion, une protéine qui donne le mauvais exemple
par Sylvie Déthiollaz
huile sur toile, 2001
En matière d'infection, les médecins pensaient avoir tout vu, et pourtant. Depuis quelques années, des pathogènes d'un nouveau genre ont fait leur apparition. Ni virus, ni bactéries, les prions - responsables de maladies mortelles qui affectent le système nerveux de l'Homme et de l'animal - ne sont rien d'autre que des protéines. [PDF] [english]
Aujourd'hui sous le feu des projecteurs à cause de l'affaire de la «vache folle », les maladies à prions sont associées à une protéine produite naturellement par les cellules des êtres humains et de nombreux animaux vertébrés. PrP, tel est son nom, est une petite protéine : environ cent fois plus petite que les plus petits virus, elle est invisible même pour le meilleur microscope électronique. Ce sont les neurones - les cellules du cerveau et de la moelle épinière - qui en fabriquent le plus. Cependant, comme la grande majorité des protéines, son existence est limitée dans le temps. Au fur et à mesure que de nouvelles protéines PrP sont produites, les anciennes sont détruites par d'autres protéines appelées «protéases » afin qu'elles ne s'accumulent pas à l'intérieur des cellules et n'entravent le bon fonctionnement de ces dernières. Mais en dehors du fait qu'elle est associée à la membrane de la cellule - c'est-à-dire à son enveloppe - on ne sait pas exactement à quoi sert PrP en temps normal.
Une protéine, sept maladies
Pourtant chez l'Homme, cette même protéine PrP est impliquée dans au moins sept maladies rares qui se caractérisent toutes par des pertes de mémoire, des troubles du comportement et des mouvements désordonnés, suivis d'une démence dont l'issue est rapidement fatale. Jusqu'à maintenant, la plus connue était la maladie de Creutzfeldt-Jakob dont on dénombre trois formes qui produisent des neuropathologies légèrement différentes. Tout d'abord, une forme sporadique qui touche à travers le monde une nouvelle personne par an et par million d'habitants et se déclare aux alentours de 60 ans. Ensuite, une forme génétique - des cas familiaux apparaîssant entre 45 et 60 ans - due à des mutations dans le gène codant pour la protéine PrP. Mais cette maladie peut aussi être transmise par une source contaminée (forme iatrogénique). Des enfants sont morts de Creutzfeldt-Jakob après avoir reçu des injections d'hormones de croissance provenant d'hypophyses prélevées sur des personnes décédées. L'utilisation d'instruments chirurgicaux mal stérilisés ou encore la transplantation de cornées sont d'autres voies possibles d'infection.
Et puis en 1995 est apparue ce que l'on appelle la nouvelle variante de la maladie de Creutzfeldt-Jakob (nvMCJ). Caractérisée par une évolution plus lente (14 mois en moyenne entre l'apparition des premiers symptômes et le décès, contre six semaines à six mois dans la forme habituelle), mais un temps d'incubation plus court, cette variante affecte par conséquent des personnes jeunes (moins de 40 ans), qui présentent au niveau de leur cerveau des lésions tout à fait inhabituelles. Les premiers cas ayant été décélés en Angleterre - le pays le plus touché par l'encéphalopathie bovine spongiforme ou ESB (maladie à prions du boeuf) - la nvMCJ a très vite été suspectée d'être la conséquence de la transmission à l'Homme de la maladie bovine par ingestion d'aliments contaminés.
Une hypothèse révolutionnaire
Pour qu'il y ait infection, on pensait jusqu'à peu qu'il fallait q'un micro-organisme s'introduise dans notre corps et s'y multiplie jusqu'à en perturber le bon fonctionnement. Par micro-organisme on entend un organisme microscopique possédant de l'ADN, c'est-à-dire sa propre information génétique - comme un virus, une bactérie ou certains champignons - qui lui permettra de produire dans notre corps ses propres protéines et de s'y multiplier. Mais ici, rien de tel. Toutes les tentatives pour mettre en évidence la présence de matériel génétique étranger qui pourrait trahir l'intrusion d'un micro-organisme ont pour l'instant échoué : il semble que l'infection soit due à l'ingestion d'une modeste protéine. Un dogme de la biologie moléculaire se trouve sérieusement ébranlé.
Mais comment une simple protéine pourrait-elle devenir infectieuse et se reproduire dans un organisme (au point d'entraîner sa mort !) sans matériel génétique ? La réponse se trouve non pas dans le fond mais dans la forme : PrP peut en effet exister sous deux formes : saine (on parle alors de PrPC) ou anormale (appelée dans ce cas PrPSc). D'un point de vue chimique, il est presque impossible de les distinguer, les deux formes étant quasiment identiques. En réalité, l'unique véritable différence se situe au niveau de leur structure tridimensionnelle. Imaginez-vous une protéine comme un collier constitué de perles (les acides aminés) enfilées les unes derrière les autres. L'ordre des perles et même leur nombre peuvent quelque peu varier entre les différentes espèces. Par exemple, les deux formes de la protéine PrP humaine sont constituées de 253 perles, alors que celles du boeuf en ont 264. Mais ce collier n'est ni rigide ni rectiligne. Au contraire, une fois fabriqué, il va se replier sur lui-même jusqu'à adopter une forme particulière qui lui permettra d'assurer sa fonction dans la cellule. Or, entre les deux formes de la protéine PrP, il n'y a qu'une différence de pliage : la protéine anormale PrPSc - constituant du prion - étant simplement «mal pliée » ou difforme. De plus, et c'est là que tout se joue, tout se passe comme si la protéine PrPSc difforme était capable de «mouler » à son image une protéine PrPC normale, de sorte que celle-ci adopte sa forme «tordue ». Pour l'instant, cette étape est encore mystérieuse. On ne comprend pas très bien comment s'opère la transformation et l'on suspecte qu'un autre «acteur », encore inconnu mais présent dans la cellule, entre en jeu. Cependant, il est certain que la protéine PrPSc «mal pliée » joue un rôle essentiel en donnant en quelque sorte le mauvais exemple à ses voisines normales.
Fig.1 La protéine prion. A. Structure tridimensionnelle de la protéine PrPC humaine, B. Modèle probable de la structure tridimensionnelle de la protéine PrPSc
Ce changement dans la forme de la protéine a plusieurs conséquences. Tout d'abord une réaction en chaîne, puisque toute nouvelle protéine «mal pliée» pourra à son tour conduire une protéine normale à changer de forme. D'autre part, comme il s'agit malgré tout de la même protéine, le système immunitaire - chargé de défendre l'organisme contre les infections - n'y voit que du feu et ne réagit pas pour détruire les protéines devenues dangereuses. Deuxièmement, sa forme tordue donne à PrPSc la propriété de s'agréger sous forme de dépots (dits « amyloides ») à l'intérieur et autour des neurones, ce qui empêche ces derniers de fonctionner correctement. Sous cette forme compacte PrPSc est totalement résistante aux protéases - ces protéines chargées de détruire les protéines «périmées » ou «anormales ». La cellule étant incapable de les éliminer, les protéines difformes s'accumulent indéfiniment. En fin de compte, cette situation conduit les neurones à s'autodétruire dans une sorte de suicide cellulaire collectif libérant les protéines anormales qui iront infecter les cellules avoisinantes. De proche en proche, ce phénomène aboutit rapidement à la mort d'amas de neurones et crée de véritables trous dans le cerveau, lui donnant cet aspect caractéristique d'éponge. Cependant, l'ampleur des dégats observés dans le cerveau des personnes malades suggère que l'accumulation de la protéine anormale dans les neurones n'est pas seule en cause. Il est probable que la protéine PrPSc anormale interagisse avec d'autres protéines qui participeraient directement à la destruction des neurones.
Du buf à l'Homme
Longtemps décriée par la communauté scientifique, l'hypothèse révolutionnaire d'une protéine infectieuse - avancée pour la première fois par le biologiste américain Stanley Prusiner en 1982 - s'est malgré tout peu à peu imposée. Pourtant, la découverte de l'existence de différentes «souches » de prions a bien failli lui porter un coup fatal.
La notion de « souches » de prions repose sur plusieurs observations: tout d'abord, sur des laps de temps différents entre l'infection et l'apparition des premiers symptômes (temps d'incubation), puis sur les types de lésions observées - les différentes souches ne détruisant pas par exemple les mêmes régions du cerveau - et finalement sur certaines propriétés physico-chimiques différentes dont une résistance plus ou moins grande aux protéases. Mais, contrairement à ce que l'on pourrait croire, ces souches ne correspondent pas forcément à différentes espèces. En effet, plusieurs souches de prions peuvent coexister à l'intérieur de la même espèce. Dans ce cas les protéines ont donc exactement la même séquence (ordre et nombre des perles sur le collier) . Par exemple, les formes sporadique et iatrogénique de la maladie de Creutzfeld-Jacob sont dues à deux souches humaines différentes. Mais le plus fort, c'est que chaque souche est capable de «transmettre » ses caractéristiques à des protéines PrPC normales. Prenons par exemple un hamster infecté par une souche particulière de prions de hamster. Il se mettra à produire, à partir de ses propres protéines PrPC, des prions PrPSc qui auront les mêmes caractéristiques que la souche qui l'a infecté. C'est-à-dire qu'injectés à un troisième hamster, ses protéines PrPSc produiront le même type de lésions après le même temps d'incubation, et auront les même propriétés biochimiques que la souche issue du premier hamster ! Un vrai casse-tête pour les chercheurs: comment expliquer que la même séquence de « perles » puisse produire diverses protéines anormales ayant chacunes des propriétés différentes et transmissibles aux protéines PrP normales ? Pour certains chercheurs, voilà bien la preuve que l'infection est en fin de compte due à un micro-organisme possédant de l'ADN, un virus probablement. En effet, l'ADN des virus évolue très rapidement, c'est-à-dire qu'il subit facilement des mutations qui changent l'information qu'il véhicule, ce qui expliquerait parfaitement l'existence des différentes souches observées.
« Non », rétorque Prusiner qui propose une fois de plus que la solution se cache dans la structure de la protéine : chaque souche correspondrait à une conformation différente de PrPSc. Pourtant, comment expliquer que la même protéine puisse adopter autant de formes différentes qu'il y a de souches ? Il faut savoir qu'une fois produite, une protéine va encore subir un certain nombre de modifications, qui ne modifient pas sa séquence, mais peuvent, entre autres, influencer sa forme. Et en effet, des résultats récents semblent indiquer que certaines de ces modifications varient selon les souches, ce qui permettrait d'expliquer comment, à partir de la même protéine (PrP), prendraient naissance plusieurs agents infectieux différents ou prions. Mais, même si cette hypothèse se vérifie, il restera à expliquer comment une protéine PrPSc anormale est capable de «transmettre » ses propres modifications aux protéines PrP normales qu'elle rencontre, ce qui reste pour l'instant totalement obscur.
A ce jour, seule une souche de prions a pu être identifiée à partir des cerveaux de bovins atteints par l'ESB. Point intéressant : tous les cas de nvMCJ répertoriés sont aussi dus à une souche unique qui provoque dans le cerveau des lésions similaires à celles observées chez des animaux infectés naturellement ou expérimentalement par l'ESB et cela après un temps d'incubation identique. Cette constatation soutient l'hypothèse d'une origine bovine de la nvMCJ. D'autres similitudes au niveau des propriétés biochimiques et biologiques des deux agents infectieux ont achevé de convaincre la communauté médicale que le prion bovin était capable d'infecter l'Homme.
Emergence d'un « super » prion
En laboratoire, lorsqu'on injecte un prion d'une espèce donnée à un animal d'une autre espèce, on constate une efficacité de transmission beaucoup plus faible que s'il s'agissait de la même espèce. Cette résistance à l'infection représente ce que l'on appelle la « barrière des espèces « . Les petites différences de séquence (ordre et nombre des perles sur le collier) qui existent entre les protéines PrPC normales de nombreux mammifères provoquent des variations au niveau de leur structure tridimensionnelle « normale » qui jouent certainement un rôle central dans cette résistance à l'infection. En laboratoire, il est possible de surmonter cette barrière en utilisant des doses infectieuses très élevées, une voie d'administration directe - par injection de prions dans le cerveau des animaux - et au prix d'un temps d'incubation beaucoup plus long. C'est pourquoi, on a d'abord pensé que dans la nature une protéine « mal pliée » pouvait seulement influencer la forme d'une protéine de la même espèce, c'est-à-dire qu'un prion de mouton ne pourrait infecter qu'un autre mouton, un prion de boeuf un autre boeuf et un prion humain un autre humain. En règle générale, cela est vrai. Pourtant, les études en laboratoire ont confirmé ce que laissait déjà supposer un certain nombre d'observations: bien que la maladie initialement connue chez le mouton sous le nom de « tremblante » du mouton soit incapable d'infecter l'Homme, elle pourrait bien avoir été transmise au boeuf au travers des farines animales. Par contre, celui-ci semble bien être aujourd'hui capable de la transmettre à l'Homme ainsi qu'à de nombreuses autres espèces. On pense aujourd'hui que le changement de méthode de préparation des farines animales qui s'est opéré à partir de la fin des années 70 a peut-être permis l'émergence d'un « super » prion, capable de sauter allègrement la barrière des espèces.
Faut-il avoir peur de manger du boeuf ?
Lors de l'ingestion d'aliments contaminés, la protéine anormale PrPSc - qui est devenue résistante aux protéases - reste intacte alors que la protéine normale PrPC sera totalement dégradée par nos enzymes de digestion. Un mécanisme encore mal connu permettrait ensuite à la protéine difforme de passer de l'intestin au système nerveux et en particulier au cerveau. Malgré la confusion qui règne à ce sujet, il faut savoir que le muscle squelettique du boeuf, en d'autres termes la viande ou le steak de boeuf, ne contient pas de prion. En effet, il semblerait que la protéine normale PrPC présente dans les cellules de ce tissu résiste en quelque sorte à la transformation en protéine anormale PrPSc. C'est ce qu'indiquent les tests en laboratoire, bien que la raison n'en soit pas très claire. Par contre, l'agent infectieux est présent dans les nerfs périphériques et le sang d'un animal contaminé et ceux-ci ne peuvent pas être éliminés lors de la préparation de la viande. Cependant, le risque d'infection par ce biais est probablement très faible, même s'il reste pour l'heure difficile à estimer tant que la dose minimale infectieuse pour l'Homme n'a pas été déterminée, ni si cette dose doit être unique ou peut être cumulative.
Avec les maladies à prions, les chercheurs se trouvent confrontés à un concept radicalement nouveau. Surveiller l'évolution de la maladie par des études épidémiologiques et mettre au point des tests de dépistage sensibles et rapides, permettant de détecter l'infection du vivant du patient, sont deux priorités de la recherche actuelle. Dans le domaine thérapeutique, tout reste à faire, puisqu'il n'existe pour l'heure aucun traitement. Les récents progrès dans la compréhension de la propagation des prions sont pourtant encourageants. Beaucoup d'espoirs sont mis dans l'élucidation de la structure en trois dimensions de la protéine anormale PrPSc. Une fois obtenue, celle-ci pourra être comparée à celle de la protéine normale déjà connue. A l'aide de la bioinformatique, une modélisation moléculaire devrait alors permettre de concevoir des molécules de synthèse capables soit d'empêcher soit de rendre réversible le changement de conformation observé. « Prions » pour que d'ici là nous parvenions, grâce à des mesures strictes, à contenir et éventuellement à éradiquer cette maladie